G.H.C. Numéro 58 : Mars 1994 Page 1001
UN AMOUR CONTRARIÉ AU XVIIIème SIECLE
Le lendemain, le notaire et le Père SAINTIN se retrou-
vaient au chevet du malade pour donner à Jacques et Anne
la bénédiction nuptiale en présence des fidèles amis et
témoins, BAZAS, BEDOURET et CHAMBAUDET.
C'était un mariage "in extremis", car le 20 novembre 1790
THOUMAZEAU décédait.
Quelle douleur pour la jeune veuve laissée seule avec ses
marmots dans un climat difficile, loin de sa famille !
Heureusement, Jean BAZAS, nommé tuteur des enfants
mineurs, se comporta en véritable ami et fut d'un grand
secours : il fit apposer les scellés et dresser l'inven-
taire des biens; il s'occupa activement de la succession;
il écrivit à la pauvre mère et à la tante du défunt pour
leur annoncer le malheur, leur donner un aperçu de la
situation, et conserver aux jeunes THOUMAZEAU l'affection
et la fortune de leur grand'tante.
De son côté, cette dernière s'occupa des biens d'Aillas :
elle afferma le domaine de La Choque au nom des mineurs;
elle déposséda même Vital PIGOUSSET, qui s'était emparé
des biens en disant que l'union n'était pas légitime.
Toutes les pièces prouvant le mariage et les naissances
parvinrent en Guyenne par les soins de BAZAS : tout parut
normal. Plus aucun doute n'aurait pu subsister sur l'état
civil des personnes en présence. Pourtant, les difficultés
reparurent.
Madame THOUMAZEAU mère mourut peu de mois après son fils;
la soeur, Madame PIGOUSSET également. Les deux mineurs
furent emportés par une épidémie de petite vérole
presqu'en même temps, en 1792. En face de ces malheurs,
BAZAS fit plus que de se comporter en ami : il épousa la
jeune veuve. Et Vital PIGOUSSET céda tous ses droits aux
successions aux autres héritiers, lui-même n'ayant pas
d'enfants.
BAZAS envoya à Marie BRAYLENS une somme de 8.000 livres
pour qu'elle puisse liquider la succession, régler les
dettes contractées par Jacques THOUMAZEAU avant son départ
... Puis Saint-Domingue est pillé et brûlé par les bandes
de Toussaint LOUVERTURE; le jeune ménage BAZAS est obligé
de se réfugier en Nouvelle-Angleterre (la côte nord de
l'Amérique). Cette nouvelle parvint à Marie BRAYLENS avec
celle de la mort de ses petits-neveux. Aussitôt elle vit
tout le parti qu'elle pouvait en tirer. Normalement,
c'était la mère qui héritait des deux mineurs, mais Marie
BRAYLENS se lança dans la chicane pour s'approprier les
biens qui leur revenaient : elle soutint la nullité du
mariage in extremis, arguant de l'impossibilité de le
prouver puisque les registres du Cap étaient perdus. Elle
alla jusqu'à accuser BAZAS de captation d'héritage et
intenta un procès.
Là-dessus, BAZAS et se femme rentrèrent en France. La
tante fit celle qui ne connaissait personne, qui n'avait
reçu aucune lettre, aucune pièce ... C'était la brouille
une fois de plus, et pour des questions d'argent. La
succession THOUMAZEAU, que les parties se disputaient, ne
comprenait plus en 1795 que le domaine de La Choque et ce
qui avait été sauvé du désastre de Saint-Domingue, les
8.000 livres, car tout le reste avait été détruit lors du
pillage de la colonie.
Le procès fut jugé le 12 Thermidor An V. Deux des plus
fameux avocats du barreau bordelais assistaient les
parties : LAîNÉ (1), Marie BRAYLENS; EMERIGON (2), BAZAS
et sa femme. Les juges donnèrent raison à la tante. Le
mariage de THOUMAZEAU ne put être prouvé, les registres de
Saint-Domingue ayant disparu; mais il fut tout aussi
impossible d'apporter la preuve que ces registres avaient
été détruits. Ce mariage in extremis parut suspect aux
juges, parce que les jeunes gens avaient vécu en concu-
binage pendant cinq ans avant de légitimer. En consé-
quence, le Tribunal civil de Bordeaux estima que la
captation d'héritage par BAZAS était probable. Celui-ci
fut donc condamné.
BAZAS et sa femme firent appel de ce jugement. La Cour
d'appel de Bordeaux rendit son arrêt le 15 Prairial An IX,
qui confirma le précédent jugement en insistant sur le
caractère douteux du mariage in extremis contracté au
cours d'une maladie mortelle, et en lui refusant de
produire des effets civils. Le Tribunal se référait
d'ailleurs à la vieille jurisprudence constante de
mariages semblables.
Ainsi la vieille tante eut-elle le dernier mot. Le domaine
de La Choque lui resta comme héritière de son neveu et
cessionnaire de PIGOUSSET. Elle ne dut pas en jouir
longtemps, car à cette époque elle était déjà fort âgée.
Jean BAZAS et sa femme revinrent habiter Meilhan. Il
portait le surnom de "BAZAS L'AMÉRICAIN". Des enfants
qu'il avait eus d'Anne DUVAL, certains moururent jeunes.
Il ne lui resta qu'un fils qui alla habiter Mesterrieux.
(1) Joseph-Henri-Joachim LAîNÉ, né à Bordeaux le 11
novembre 1767, mort à Paris le 17 décembre 1835.
Reçu avocat en 1789, il prit part à la Révolution comme
partisan des idées nouvelles. Appelé par des intérêts de
famille à Saint-Domingue, il s'y trouvait au moment de la
révolte et fut blessé. Rentré en France, il fut nommé
administrateur du district de La Réole; il put sauver sa
famille de l'échafaud et rendre à ses concitoyens de
grands services. On lui doit la mise en sûreté de tous les
manuscrits et papiers de Montesquieu sur qui il devait
publier plus tard une étude approfondie.
De 1796 à 1808, il exerça exclusivement sa profession
d'avocat. Député au Corps Législatif de 1808 à 1814, il se
retira à Bordeaux en 1816 et fut nommé préfet provisoire
de la Gironde. Député de la Gironde, il devint président
de la Chambre, suivit la duchesse d'Angoulême en Hollande
pendant les Cent Jours. De nouveau président de la Chambre
en 1815, il défendit constamment les idées libérales.
Membre de l'Académie Française en 1816. Ministre de
l'Intérieur (1816-18). Président du Conseil Royal de
l'Instruction publique. Pair de France. Vicomte en 1823.
Se rallia au gouvernement de Juillet. Retiré à Saucats.
De 1830 à 1835 il s'occupe de travaux littéraires et meurt
célibataire à Paris, d'une maladie de poitrine, en 1835.
(2) Marc-Pierre-Marie EMERIGON, né à St Pierre de la
Martinique en 1761, mort à Bordeaux en 1847. Avocat à
Bordeaux en 1788. Bâtonnier de l'Ordre en 1815. Avocat
général de 1816 à 1819. Président du tribunal de Bordeaux
de 1919 à 1847.
Emerigon fut l'un des avocats sollicités par les frères
FAUCHER qui refusèrent d'assurer leur défense en 1815.