G.H.C. Bulletin 90 : Février 1997 Page 1866
Louis Daniel BEAUPERTHUY, Carlos FINLAY et la fièvre jaune
Claude Thiébaut
(G.H.C., p. 143, 1654 et 1747).
Puis-je apporter ma pierre à l'édifice en insistant,
non pas en généalogiste ni en médecin, ce que je ne suis
pas, mais en historien amateur et lecteur attentif, sur
l'importance de la fièvre jaune pour l'histoire de la
Caraïbe ?
1. Beauperthuis ou Beauperthuy ?
Les actes officiels disent bien "Beauperthuy", de
même les textes évoqués sous l'intertitre "Compléments de
la Rédaction" (p. 1654), de même le catalogue imprimé de
la B.N. : Pierre Daniel Beauperthuy (né en 1783), le père
de Louis Daniel, y apparaît comme auteur de Notes scienti-
fiques sur quelques idées qui dérivent des principes des
corps et des sciences astronomique, physique et chimique,
que les progrès des faits dans ces sciences confirment
chaque jour (35 p. in 4°, 2° édition, Paris, impr. de
Gaittet, 1859).
Moi pas comprendre pourquoi on a préféré, dans le titre de
l'article, l'orthographe fautive (1).
2. Larousse ou Pierre Larousse ?
Pierre Larousse n'est pour rien dans cette graphie
fantaisiste, ni dans les affirmations erronées qu'a
relevées M. Guého dans un dictionnaire en cinq volumes
paru chez Larousse, mais non de Larousse, à une date sans
doute assez tardive. Dans le Dictionnaire universel de
Pierre Larousse, qu'on a déjà plusieurs fois évoqué dans
G.H.C., paru de 1866 à 1876, ne sont nommés ni
Beauperthuy, ni Finlay (et pas davantage dans sa version
abrégée en sept volumes des années 1900). Pourquoi cette
mise au point de ma part ? Pour la même raison qui a fait
qu'une N.D.L.R. (p. 1754) a mis un bémol aux critiques
qu'on est porté à faire à Pierre Larousse, quand il aborde
les Créoles, Nègres et Mulâtres : Pierre Larousse vaut
mieux que sa réputation, on peut lui adresser beaucoup de
reproches, inutile de lui en attribuer d'autres qui ne le
concernent pas.
3. Science et racisme.
On a très tôt observé que la fièvre jaune frappait
plus les Blancs que les "indigènes"; au XIX° siècle, toute
la littérature médicale le répète à satiété. Ce fait a
confirmé tout le siècle dans sa vision inégalitaire des
races. La maladie a joué comme aujourd'hui les résultats
des Jeux Olympiques quand ils amènent certains à affirmer
tout à la fois l'existence de races et la supériorité de
certaines d'entre elles sur d'autres. En l'occurrence, les
Blancs, plus frappés par la maladie, étaient défavorisés
par rapport aux "indigènes", mais on voit le parti qu'on
pourrait tirer, dans tout ce qui n'est plus la résistivité
à la maladie (par exemple l'intelligence, le degré de
civilisation). Qui songerait aujourd'hui à s'engager sur
cette voie ? La fièvre jaune a été un argument de ce qu'un
auteur appelle le "racisme scientifique" du XIXème siècle,
et qui n'a rien de scientifique (Le Racisme scientifique
Chapour Haghighat, postface d'Albert Jacquard, 1989,
L'Harmattan). En réalité, la fièvre jaune frappe en
fonction non de la couleur de la peau, mais en fonction
inverse de "l'acclimatement" comme on disait au XIXème
siècle (c'est pourquoi les nouveaux arrivés, militaires et
fonctionnaires, sont plus frappés que les Créoles).
4. Histoire et histoires.
La fièvre jaune, fléau pour toute la Caraïbe ? C'est
une question de point de vue. Tout ce qu'on peut dire,
c'est qu'elle a toujours été cruelle pour les envahisseurs
de tous poils. Colomb, débarquant à Saint-Domingue en
1493, y a perdu, du fait de cette maladie, la moitié de
son équipage. En 1762, sur les 15.000 hommes de l'armée
anglaise débarqués sur l'île pour assiéger La Havane, elle
a tué 5.000 soldats et 3.000 matelots. Même cas de figure
quand les Anglais débarquent en Martinique en 1794. En
1802, 20.0000 des 30.0000 soldats de Leclerc en mourront
aussi. Dans les années 1860, elle a décimé l'armée envoyée
par Napoléon III au Mexique, d'où son échec (avec toutes
les conséquences pour son image, l'empereur aurait bien eu
besoin d'un triomphe pour commencer à ressembler à son
oncle).
L'ignorance où l'on était de l'étiologie de la fièvre
jaune a fait capoter les premiers travaux de percement du
canal de Panama par les Français (à partir de 1881). C'est
seulement quand la communauté scientifique eut admis, en
1902, la thèse de Finlay selon laquelle un moustique était
le vecteur de la maladie que le colonel William C. Gorgas
pensa, en 1904, à couvrir d'une pellicule de pétrole les
zones humides autour du chantier, alors seulement les
travaux ont pu avancer, et la face du monde en a été
changée.
Dès avant que la théorie de la maladie ne soit éla-
borée, la victoire progressive sur la maladie, à la fin du
XIX° siècle, d'abord assez empirique, avait donné un
deuxième souffle aux conquêtes coloniales. En même temps,
comme la malaria, la dysenterie, la dengue ou la maladie
du sommeil, sur le plan des représentations, la fièvre
jaune a durablement attaché aux colonies une idée de
risque (qui s'ajoutait aux risques nés de la présence
d'animaux féroces et d'indigènes réputés "primitifs" et
suspects de velléités anthropophagiques (cf Lévy-Bruhl
puis Tintin au Congo, paru l'année de l'Exposition colo-
niale).
5. Histoire et idéologie.
La manière de raconter l'histoire de la fièvre jaune
est elle-même influencée par des présupposés nationaux.
Les Cubains ont donné le nom de Finlay à leur musée des
sciences, lui ont élevé des statues. En France le Larousse
cité par M. Guého souligne l'antériorité de Beauperthuy
sur Finlay, de même, plus récemment, le Dictionnaire ency-
clopédique Désormeaux (1992). L'encyclopédie américaine
Grolier ignore pour sa part Finlay et attribue la décou-
verte au chirurgien militaire Walter Reed qui avait
présidé la commission américaine créée en 1900 (et en
avait présenté les conclusions en 1901, conformes à la
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