G.H.C. Bulletin 89 : Janvier 1997 Page 1843
L'école des femmes trouve un dénouement probable
à la Martinique le 29 août 1690
du privilège de leur mari et elles croient que leur
qualité de soldat mérite bien qu'on les traite de demoi-
selles; elles sont toutes vêtues de taffetas et de satin
de couleur" (8).
Jeanne LE QUOY commence à s'ennuyer ferme et regrette la
désinvolture spirituelle des conversations dans les salons
parisiens. Evidemment, ces messieurs ne connaissent pas la
"Carte du tendre", ce bréviaire des Précieuses. Les bavar-
dages s'enlisent dans les prix du sucre, les mesquineries
de la mère patrie abusive, grande croqueuse de plus-value,
les exploits guerriers tels que l'extermination, pas très
glorieuse, des Caraïbes, la guerre, à un contre dix (bien
sûr), avec les Anglais et les Hollandais, ainsi que le
marronnage des esclaves. "Les esclaves marrons ont de tout
temps fatigué extraordinairement les habitants de l'île",
nous dit DESSALLES (9). Remplaçons l'euphémisme, voulu,
"fatigué", par "inquiété" et nous aurons une idée de la
tension régnant dans l'île vers 1690.
En 1685, année de la promulgation du Code noir, le
peuplement de l'île s'élève à 15.500 personnes, dont
10.300 d'origine africaine et 4.900 d'origine européenne.
En 1690, la disproportion a certainement encore augmenté
et culminera aux siècles suivants (10). Il faut assurer la
pérennité d'une société esclavagiste en rassurant les
colons : "Nous sommes présents non seulement par l'étendue
de notre puissance, mais encore par la promptitude de
notre application à les secourir dans leurs nécessités"
(11). Mais il vaut mieux tenter de prévenir des troubles
graves que d'avoir à les guérir ! Il faut éviter les excès
qui pourraient être fatals au système en appelant "Notre
Sainte Mère l'Église en renfort" (12). Depuis Machiavel,
dont les oeuvres ont été brûlées à la Martinique (13) en
1658, on a appris dans les livres - certainement lus dans
le secret des cabinets ministériels - que la religion et
ses discours devaient s'inscrire dans le fonctionnement
des Appareils d'État : "Tout ce qui tend à favoriser la
religion doit être le bienvenu, quand même on en reconnaî-
trait la fausseté, on le doit d'autant plus qu'on a plus
de sagesse et de connaissance de l'âme humaine" (14).
Sais-tu, Jeanne, qu'un autre type de société aurait pu
s'implanter aux Antilles si la culture de la canne à sucre
n'avait entraîné une importation massive d'esclaves ? (15)
Malheureusement, on ne refait pas l'Histoire et les
Antilles, vues de Versailles, étaient semblables à ces
citrons sucrés et juteux poussant dans les caissons de
l'Orangerie, à deux pas de l'aile des Ministres du
Château. Moins coûteuse à entretenir qu'une armée, car
elle était composée d'habitants recrutés sur place, la
milice, comme ses officiers, avait son code de l'honneur,
vieille denrée médiévale transférée sous d'autres cieux :
"l'officier de milice propriétaire de terres, ne pouvait
être récompensé que par des distinctions honorifiques,
toute autre serait injurieuse pour lui" (16). Voici que je
regarde Michel sous un autre angle; il s'agit peut-être
d'un authentique héros que ma petite Jeanne pourrait voir
"avec les yeux de Chimène", contemplant un Rodrigue peu
fortuné, mais couvert de décorations... Hélas ! Je n'en ai
aucune preuve, car mes aïeux réussiront le magistral non-
exploit de traverser incognito l'Histoire de la Martinique
pendant quatre siècles ! Leur insignifiance de Messieurs
tout-le-monde-békés m'attendrit. Sais-tu, Jeanne, que, au
fil des générations, les hommes de notre famille peaufi-
neront tout de même une courtoisie raffinée à l'égard des
femmes ? Celle-ci fera fondre toutes les résistances fémi-
nines comme neige au soleil... Prends garde ! Malgré
cela, toi-même ainsi que les autres Jeanne de la famille
ferez les frais d'une suprématie masculine intégrale dont
vous subirez les effets de domination toute la vie.
Ainsi ce n'est pas toi, mais Michel qui a pris la décision
de s'établir définitivement à la Martinique en essayant
d'oublier Brainville, Bréville ou Brunville (mais tous mes
efforts pour retrouver la trace de mes ancêtres en France
sont restés vains à ce jour !). La terre de Michel au
Carbet, plantée en cultures vivrières, suffira proba-
blement à nourrir sept enfants (recensés). Arrivé à la
Martinique avant 1660, ton mari a franchi définitivement
"la ligne" de séparation entre le monde des barbares et
celui des civilisés, selon la tradition (17). Dans les
profondeurs obscures de la conscience, cette "ligne" est
aussi une cause d'incertitude et d'insécurité. On sera
toujours condamné à être un peu, là-bas maintenant, ou ici
autrefois, quand ce n'est pas là-bas autrefois, mais
rarement hic et nunc ! Que de ponts généalogiques seront
jetés "par-dessus le grand espace de mers qui sépare la
colonie du trône ?" (18). Quel dommage que des alliances
ou des parentés prestigieuses ne puissent guérir ce
"spleen" de la conscience !
Heureusement pour toi, ma petite Jeanne, tu es une petite
fille toute simple, sans problème d'identité, je pense; tu
es la soeur aînée de neuf frères et soeurs élevés dans un
milieu modeste. La présence de quelques esclaves t'a peut-
être évité les travaux les plus durs, mais tu as appris
très tôt à seconder ta mère, ainsi que la soumission. Tu
n'as pas "été bâtie de gaze et de dentelle", comme
Joséphine, vue par Napoléon lorsqu'il lui écrivait des
lettres enflammées (19). Le même grand homme, revenu des
affres de l'amour-passion quelques années plus tard, lais-
sera tomber, du haut de son impériale muflerie, qu'il
épouse "un Ventre" (celui de S.A.I. l'Archiduchesse Marie
Louise d'Autriche !). J'ai bien peur que ce ne soit aussi
sous le signe de la reproduction sexuelle que tu te
maries, mais tu n'es pas archiduchesse. Tu vas mettre
sept enfants au monde, comme la terre produit des cultures
vivrières, celles de Michel justement. La métaphore est
ancienne et les Grecs établissaient un rapport entre ces
fécondités allant de soi et n'appelant aucune
justification (20). Une colonie ne se perpétue que par
l'implantation définitive des colons, non par des
mutations continuelles à la suite des retours en France.
Le rôle de la femme, au sein de la famille, est nécessaire
à la reproduction économique.
Le statut dominé de la femme se perd dans la nuit des
temps. "Sans doute, la femme est-elle inférieure à
l'homme, mais elle lui est plus intime que l'enfant et
l'esclave, elle a une plus grande part d'égalité avec son
mari", nous dit Aristote (21). Saint-Paul sera plus caté-
gorique : "Il faut que les femmes soient soumises à leur
Page suivante
Retour au sommaire
Révision 20/01/2004