G.H.C. Bulletin 89 : Janvier 1997 Page 1844
L'école des femmes trouve un dénouement probable
à la Martinique le 29 août 1690
mari, car le mari est le chef de la femme" (22). Celui-ci
justifie la soumission par des critères théologiques
spécifiques (21). Molière conclut : "Du côté de la barbe
est la toute puissance" (L'École des femmes, acte III,
scène 2).
Une chose est certaine, Jeanne, tu as reçu une solide
éducation religieuse. A l'église, le dimanche, tu as
entendu que l'Esprit est fort, mais que la chair est
faible; cependant, tu as constaté, dans ton entourage, que
la chair est très forte si l'esprit est faible. Je crois
malheureusement que tes parents n'eussent jamais toléré de
ta part l'exercice de l'esprit critique, inspiré en droite
ligne par "le Malin". Tu sais aussi que le Christ a fait
preuve d'indulgence à l'égard de la femme adultère, dans
l'Évangile, et constaté que l'indulgence ne bénéficiait
qu'aux hommes dans ce domaine. En 1706, le Conseil
souverain de la Martinique a fait accrocher une pancarte
au cou d'une esclave portant la mention "négresse impu-
dique et adultère" (23). Arrivé à ce point du récit, il
n'est pas interdit d'imaginer le Christ, lui-même,
arrachant ladite pancarte du cou de cette malheureuse
devant une assistance médusée. Puis il eut entrepris
d'accrocher des pancartes au cou des Pharisiens
"adultères, impudiques et... hypocrites". Il me semble que
l'importance de la tâche eût été surhumaine !
Jeanne, voici que mes idées se brouillent; l'échafaudage
de petites croix séparant ton XVIIème siècle de mon XXème
siècle, en filiation directe, commence à trembler comme
autant de signes précurseurs d'un tremblement de terre
généalogique : si les Jeanne de la famille, toi et toutes
celles qui te ressemblent, aviez décidé de vous souvenir
de l'indulgence du Christ en oubliant "qu'il est aux
enfers des chaudières bouillantes où l'on plonge à jamais
les femmes mal vivantes" (L'École des femmes, ibid), il se
pourrait alors que je ne fusse plus ta petite-fille à la
huitième génération ! Cette pensée m'emplit d'horreur.
Loin d'être seulement une angoisse individuelle, l'idée
nous concerne tous autant que nous sommes : sommes-nous
bien les descendants de nos aïeux ? Tout dépend, en
dernière analyse, de l'endurance conjugale de nos aïeules
(souvent mise à rude épreuve). Voilà qui transforme les
angoisses métaphysiques de notre vieux Descartes en bille-
vesées saugrenues, moins tangibles que ces inquiétudes
causées par un malin génie de la logique généalogique.
Egoïstement, ma petite Jeanne, je préfère que ta vie n'ait
été qu'un long pouponnement, celui de tes frères et soeurs
d'abord, e tes enfants ensuite puis de tes petits-
enfants, et même de ton vieux Michel, peut-être retombé en
enfance (mais je n'ai pas retrouvé la date de son décès).
Un providentiel galant, le jeune Horace peut-être, est-il
intervenu à la fin et non au début de cette tragi-comédie
que fut ta vie ? Les actes d'état-civil à la Martinique
sont rares au XVIIème siècle à la paroisse du Carbet et
voici que je ne sais plus rien de toi. Quel visa e avais-
tu Jeanne ? Peut-être celui de "la Mémoire" représentée
par le peintre belge Magritte, avec ce beau visage de
statue blanche dont un oeil est aveuglé par une tache de
sang ? (24). La mémoire occulte, déplace et refoule les
affects pénibles pour ne laisser à la conscience qu'une
image gratifiante d'elle-même, facilement révisionniste.
Ton époque est marquée par le sang et la violence.
Puisses-tu ne pas avoir été l'une de ces mégères
rencontrées dans les livres (25) plutôt qu'un petit jouet
dérisoire de l'Histoire ! Au nom de la piété filiale, je
laisse à ta jeunesse et à ton innocence, le bénéfice du
doute.
Remerciements
Je sais gré à Patrice Hervé de Sigalony d'avoir fait, pour
m'aider, un travail de recherche sur l'état civil des
témoins au mariage POULET/BARBIER, en utilisant "Personnes
et familles à la Martinique au XVIIème siècle, de < I>J.
Petitjean-Roget et E. Bruneau-Latouche, ainsi que "Les
conseillers au conseil souverain de la Martinique, de E.
Hayot, dans lesquels tous les noms cités se retrouveront
sans difficulté. Je n'ai pas voulu allonger démesurément
une bibliographie déjà longue.
Je remercie également Eugène Bruneau-Latouche de m'avoir
procuré une photographie de l'acte de mariage POULET-
BARBIER déjà transcrit plusieurs fois depuis 1690.
NOTES
(1) Dessales, P.F.R.
Annales du Conseil souverain de la Martinique :
introduction, bibliographie et notes de Bernard Vonglis,
Paris, L'Harmattan, 2t., 4 vol (ANCS) tome I p. 234.
(2) Hayot, E. : Les conseillers du Conseil souverain de la
Martinique et leurs successeurs, les conseillers de la
Cour d'appel 1675-1830, Sté d'Histoire Martinique, p. 249.
(3) Chauleau, L. : Dans les Iles du Vent, la Martinique,
XVII-XIXème s., L'Harmattan, p. 85.
(4) Labat, J.B. : Voyage aux îles d'Amérique, ed. 1697, t.
2,p. 22.
(5) Hayot, E. : op. cit., p. 161.
(6) Rochefort : Histoire naturelle et morale des Antilles
de l'Amérique, ed. 1658, p. 1079 (cité p r J. Petitjean-
Roget in "La société d'habitation à la Martinique, un
demi-siècle de formation 1635-1685), 2 t., Lille, Paris
1980, p. 511.
(7) Dutertre, J.B. : Histoire générale des isles de Saint-
Christophe, de la Guadeloupe et de la Martinique et autres
dans l'Amérique, ed. 1654, t. 2, p. 449.
(8) Dutertre, J.B., ibid, p. 447.
(9) Dessalles, P.F.R., op. cit., t. 1, vol. 1, p. 75.
(10) Petitjean-Roget, J. : La société d'habitation, op.
cit., p. 1458
(11) Sala-Molins, L. : Le code noir ou le calvaire de
Canaan. Préambule du Code noir. PUF, p. 90
(12) Sala-Molins, L., ibid.
(13) Dessalles, P.F.R., ANCS, op. cit., t. 1, vol 1, p. 14
(14) Machiavel, N. : Oeuvres complètes, Gallimard, "La
Pléiade". Discours sur la première décade de Tite-Live, p.
417
(15) Peytraud, L. : L'esclavage aux Antilles françaises
avant 1789, Paris, 1897, p. 450 et suiv.
(16) Dessalles, P.F.R. : ANCS, op. cit., t. 1, vol.1, p.
335
(17) Petitjean-Roget, J. : La société d'habitation, op.
cit., p. 23 et suiv.
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