L'école des femmes trouve un dénouement probable
à la Martinique le 29 août 1690
Rolande Hlacia
A la mémoire de mon octaïeule, Jeanne BARBIER, et à toutes
les femmes de mon ascendance créole.
Lorsque Molière fait intervenir, dans les structures
narratives de "l'École des femmes", comédie écrite en
1662, le personnage fictif d'un jeune galant, Horace,
évitant qu'Arnolphe n'épouse Agnès, sa jeune pupille, il
transgresse, par la fiction, la réalité sociale de son
temps; celle-ci livrait volontiers en mariage de très
jeunes filles à des hommes d'âge mûr. A la Martinique, le
29 août 1690, en la paroisse du Carbet, aucun beau jeune
homme ne viendra empêcher mon octaïeul, Michel POULET, âgé
de cinquante-trois ans (veuf en premières noces d'Anne
HIEBLERON, qu'il avait épousée lorsque celle-ci n'avait
que quatorze ans), de se remarier; il épouse Jeanne
BARBIER, une petite créole née au Carbet, âgée seulement
de dix-sept ans. Dans quel contexte socio-culturel
s'insère une telle union ?
Au Carbet, où les filles à marier sont encore rares,
personne ne s'aviserait de se moquer de ce rude soldat,
vieil habitant, enseigne de milice de la Compagnie colo-
nelle, anciennement commandée par DUPARQUET lui-même,
seigneur et propriétaire de l'île. Il va convoler en
justes noces, l'épée au côté, prêt à en découdre avec
quiconque oserait le ridiculiser par le traditionnel
charivari, accompagnant depuis le Moyen-âge le remariage
des veufs de bruits discordants et de chansons obscènes
(1).
Mais c'est vers toi que je tends la main, ma petite
Jeanne, par-delà la mort, les siècles et l'oubli, afin de
célébrer en ta compagnie le 306ème anniversaire de ton
mariage. Celui-ci assurera, en filiation directe, ta
postérité jusqu'à moi, tandis que de nombreuses alliances
de la famille POULLET s'étendront dans toute la Marti-
nique, et bien au-delà. C'est un mariage de raison arrangé
par ton père, Jean BARBIER, menuisier en 1678, puis
sergent de milice, responsable du recensement du Carbet,
en 1680. Ta mère, Jeanne CHASTENAY, n'a que trente-quatre
ans en 1690. Tu n'as choisi ni ton mari, ni, bien sûr, les
témoins à ton mariage. Ceux-ci sont des personnalités
importantes, vieux habitants, notables et officiers de
milice, amis et relations hiérarchiques de ton "vieux"
fiancé. Comme ceux-ci ont plutôt l'âge de la goutte et des
rhumatismes que de danser le rigodon, tu n'auras pas les
épousailles qui conviendraient à ton jeune âge. Bientôt,
l'engrenage implacable de ta condition de mère et d'épouse
se mettra en marche pour t'entraîner dans une vie que tu
n'as pas choisie non plus. Viens avec moi faire un voyage
dans l'espace et le temps; ces lignes y perdront peut-être
en formalisme universitaire, mais si elles y gagnent en
lisibilité et en chaleur humaine, ce sera bien ainsi.
"Messieurs, nous vous souhaitons le bonjour !", ainsi
disait-on au XVIIème siècle, en faisant la révérence
devant des gens aussi importants que tes témoins. Eux te
regardent comme les vieillards de la Bible devaient
regarder Suzanne, en se disant que ce vieux Michel a bien
de la chance d'épouser un joli tendron comme toi, toute
rougissante et intimidée d'être, pour la première fois,
l'objet de l'attention générale.
Voici d'abord François LE VASSOR, illustre personnage,
ancien Conseiller, puis Doyen du Conseil souverain de la
Martinique; il a soixante-cinq ans. Il a été également
capitaine de la prestigieuse Compagnie colonelle et on lui
reconnaît de grandes qualités morales. Il est très pieux,
très riche, "bien que non lettré" (2). Seuls 60 % des
hommes savent signer et 35 % des femmes (3). Pourquoi a-t-
il épousé, en secondes noces, une "Parisienne", Jeanne LE
QUOY, une "Précieuse ridicule", selon le Père LABAT, "car
la lecture de quelques livres lui avaient gâté l'esprit"
(4). Pour l'heure, cette autre Jeanne étouffe un bâil-
lement derrière son éventail en pestant contre la chaleur
et l'ennui de ces noces, pires que provinciales, insu-
laires. Qu'est-ce qui a bien pu amener cette "Précieuse"
très légitimement, dans le lit du Sieur LE VASSOR "non
lettré", au bout du monde ? Je m'interdis d'affabuler,
mais cette union a l'air plus romanesque que la tienne, ma
pauvre Jeanne !
Ton deuxième témoin se nomme Jacques JAHAM DESPREZ; il
appartient à une famille prestigieuse de l'île. Sa femme,
Adrienne DYEL de GRAVILLE, est alliée aux DUPARQUET. Il a
été lieutenant de milice, membre, puis Doyen du Conseil
souverain de la Martinique en 1720 (5). Décidément,
Jeanne, ton fiancé a de belles relations !
Voici maintenant l'un des hommes les plus riches de la
paroisse : il se nomme Jean LE VILLAIN. Il possède une
terre plantée en cannes à sucre lui assurant un revenu de
70.000 livres, ce qui est considérable ! Saluons le garde
du Gouverneur Blénac, Jean de LA BORDE, homme de confiance
du personnage le plus important de l'île. Enfin, voici
Mathurin COUDRAY, ex-maître des comptes à Nantes, qui
possède une terre importante plantée en cannes à sucre.
Enfin un certain Gabriel... dont le nom est illisible sur
l'acte de mariage et qui est peut-être un certain
Brisefer, sergent de la Compagnie colonelle, comme Jean
BARBIER, ton père.
Les témoins à ton mariage, Jeanne, sont un échantillon
très représentatif des formations socio-économiques
présentes dans l'île à la fin du XVIIème siècle. L'infras-
tructure, c'est-à-dire la base du système, est représentée
par la culture de la canne à sucre en pleine expansion.
Celle-ci va entraîner l'augmentation de l'importation
d'esclaves. Viennent ensuite les superstructures,
appareils d'État d'un micro-état, représentés par la
milice, ainsi que le pouvoir juridique, civil et adminis-
tratif du Conseil souverain. Je reviendrai sur l'impor-
tance de la religion, ici représentée par le frère
BOUQUIN, ton oncle maternel, sur lequel je n'ai aucun
renseignement.
Une chose est certaine, Jeanne, l'importance sociale
des personnages présents est telle que ton père et ton
mari se sont probablement endettés pour les recevoir
dignement : "Ils (les officiers de milice) sont splendides
dans les festins qu'ils font à leurs amis où, avec les
boeufs, le mouton et le pourceau, les volailles, le gibier
de toutes sortes,le poisson, la pâtisserie et les confi-
tures ne sont pas plus épargnées qu'à meilleures tables de
France" (6). Les invités se sont mis en frais pour l'évé-
nement : "Ils (les officiers) sont fort lestes et fort
curieux en bouquets de plumes et en baudriers, à quoi ils
n'épargnent rien" (7). "Quant aux femmes, elles jouissent
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Révision 20/01/2004