G.H.C. Bulletin 89 : Janvier 1997 Page 1842

L'école des femmes trouve un dénouement probable
à la Martinique le 29 août 1690

Rolande Hlacia

A la mémoire de mon octaïeule, Jeanne BARBIER, et à toutes 
les femmes de mon ascendance créole.

     Lorsque Molière fait intervenir,  dans les structures 
narratives  de  "l'École des femmes",  comédie  écrite  en 
1662,  le  personnage fictif d'un  jeune  galant,  Horace, 
évitant qu'Arnolphe n'épouse Agnès,  sa jeune pupille,  il 
transgresse,  par la fiction,  la réalité sociale  de  son 
temps;  celle-ci  livrait volontiers en  mariage  de  très 
jeunes filles à des hommes d'âge mûr.  A la Martinique, le 
29 août 1690,  en la paroisse du Carbet,  aucun beau jeune 
homme ne viendra empêcher mon octaïeul, Michel POULET, âgé 
de cinquante-trois ans (veuf  en  premières  noces  d'Anne
HIEBLERON, qu'il avait épousée  lorsque  celle-ci  n'avait
que quatorze  ans),  de  se  remarier;  il  épouse  Jeanne
BARBIER, une petite créole née au Carbet,  âgée  seulement
de  dix-sept  ans.  Dans  quel   contexte   socio-culturel
s'insère une telle union ?

     Au Carbet, où les filles à marier sont encore  rares,
personne ne s'aviserait de se moquer de  ce  rude  soldat,
vieil habitant, enseigne de milice de la  Compagnie  colo-
nelle,  anciennement  commandée  par  DUPARQUET  lui-même,
seigneur et propriétaire  de  l'île.  Il  va  convoler  en
justes noces, l'épée au côté,  prêt  à  en  découdre  avec
quiconque  oserait  le  ridiculiser  par  le  traditionnel
charivari, accompagnant depuis le Moyen-âge  le  remariage
des veufs de bruits discordants et  de  chansons  obscènes
(1).
     Mais c'est vers toi que je tends la main,  ma  petite
Jeanne, par-delà la mort, les siècles et l'oubli, afin  de
célébrer en ta compagnie le  306ème  anniversaire  de  ton
mariage.  Celui-ci  assurera,  en  filiation  directe,  ta
postérité jusqu'à moi, tandis que de nombreuses  alliances
de la famille POULLET s'étendront  dans  toute  la  Marti-
nique, et bien au-delà. C'est un mariage de raison arrangé 
par ton  père,  Jean  BARBIER,  menuisier  en  1678,  puis
sergent de milice, responsable du recensement  du  Carbet,
en 1680. Ta mère, Jeanne CHASTENAY, n'a que  trente-quatre
ans en 1690. Tu n'as choisi ni ton mari, ni, bien sûr, les 
témoins à ton  mariage.  Ceux-ci  sont  des  personnalités
importantes, vieux habitants,  notables  et  officiers  de
milice, amis et relations  hiérarchiques  de  ton  "vieux"
fiancé. Comme ceux-ci ont plutôt l'âge de la goutte et des 
rhumatismes que de danser le rigodon, tu n'auras  pas  les
épousailles qui conviendraient à ton jeune  âge.  Bientôt,
l'engrenage implacable de ta condition de mère et d'épouse 
se mettra en marche pour t'entraîner dans une vie  que  tu
n'as pas choisie non plus. Viens avec moi faire un  voyage
dans l'espace et le temps; ces lignes y perdront peut-être 
en formalisme universitaire, mais si elles  y  gagnent  en
lisibilité et en chaleur humaine, ce sera bien ainsi.

"Messieurs, nous vous  souhaitons  le  bonjour  !",  ainsi
disait-on au  XVIIème  siècle,  en  faisant  la  révérence
devant des gens aussi importants que tes témoins.  Eux  te
regardent  comme  les  vieillards  de  la  Bible  devaient
regarder Suzanne, en se disant que ce vieux Michel a  bien
de la chance d'épouser un joli tendron  comme  toi,  toute
rougissante et intimidée d'être, pour  la  première  fois,
l'objet de l'attention générale.

Voici d'abord François  LE  VASSOR,  illustre  personnage,
ancien Conseiller, puis Doyen du Conseil souverain  de  la
Martinique; il a soixante-cinq ans.  Il  a  été  également
capitaine de la prestigieuse Compagnie colonelle et on lui 
reconnaît de grandes qualités morales. Il est très  pieux,
très riche, "bien que non lettré"  (2).  Seuls  60  %  des
hommes savent signer et 35 % des femmes (3). Pourquoi a-t- 
il épousé, en secondes noces, une "Parisienne", Jeanne  LE
QUOY, une "Précieuse ridicule", selon le Père LABAT,  "car
la lecture de quelques livres lui avaient  gâté  l'esprit"
(4). Pour l'heure, cette autre  Jeanne  étouffe  un  bâil-
lement derrière son éventail en pestant contre la  chaleur
et l'ennui de ces noces,  pires  que  provinciales,  insu-
laires. Qu'est-ce qui a bien pu amener  cette  "Précieuse"
très légitimement, dans le lit du  Sieur  LE  VASSOR  "non
lettré", au bout du monde  ?  Je  m'interdis  d'affabuler,
mais cette union a l'air plus romanesque que la tienne, ma 
pauvre Jeanne !
Ton deuxième témoin se nomme  Jacques  JAHAM  DESPREZ;  il
appartient à une famille prestigieuse de l'île. Sa  femme,
Adrienne DYEL de GRAVILLE, est alliée aux DUPARQUET. Il  a
été lieutenant de milice, membre, puis  Doyen  du  Conseil
souverain  de  la  Martinique  en  1720  (5).  Décidément,
Jeanne, ton fiancé a de belles relations !
Voici maintenant l'un des hommes les  plus  riches  de  la
paroisse : il se nomme Jean LE  VILLAIN.  Il  possède  une
terre plantée en cannes à sucre lui assurant un revenu  de
70.000 livres, ce qui est considérable ! Saluons le  garde
du Gouverneur Blénac, Jean de LA BORDE, homme de confiance 
du personnage le plus important  de  l'île.  Enfin,  voici
Mathurin COUDRAY, ex-maître  des  comptes  à  Nantes,  qui
possède une terre importante plantée en  cannes  à  sucre.
Enfin un certain Gabriel... dont le nom est illisible  sur
l'acte  de  mariage  et  qui  est  peut-être  un   certain
Brisefer, sergent de la Compagnie  colonelle,  comme  Jean
BARBIER, ton père.
    Les témoins à ton mariage, Jeanne, sont un échantillon 
très  représentatif   des   formations   socio-économiques
présentes dans l'île à la fin du XVIIème siècle. L'infras- 
tructure, c'est-à-dire la base du système, est représentée 
par la culture de la canne à sucre  en  pleine  expansion.
Celle-ci  va  entraîner  l'augmentation  de  l'importation
d'esclaves.   Viennent   ensuite   les    superstructures,
appareils  d'État  d'un  micro-état,  représentés  par  la
milice, ainsi que le pouvoir juridique, civil et  adminis-
tratif du Conseil souverain. Je  reviendrai  sur  l'impor-
tance  de  la  religion,  ici  représentée  par  le  frère
BOUQUIN, ton oncle maternel,  sur  lequel  je  n'ai  aucun
renseignement.
     Une chose est certaine, Jeanne, l'importance  sociale
des personnages présents est telle que  ton  père  et  ton
mari se  sont  probablement  endettés  pour  les  recevoir
dignement : "Ils (les officiers de milice) sont splendides 
dans les festins qu'ils font à leurs  amis  où,  avec  les
boeufs, le mouton et le pourceau, les volailles, le gibier 
de toutes sortes,le poisson, la pâtisserie et  les  confi-
tures ne sont pas plus épargnées qu'à meilleures tables de 
France" (6). Les invités se sont mis en frais pour  l'évé-
nement : "Ils (les officiers) sont  fort  lestes  et  fort
curieux en bouquets de plumes et en baudriers, à quoi  ils
n'épargnent rien" (7).  "Quant aux femmes, elles jouissent 


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