G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1817
Ils ont un langage partculier que je croy qui est
fort difficile à apprendre; mais en outre, ils ont un
certain baragouïn meslé de François, Espagnol, Anglois, et
Flament, le trafic et hantise qu'ils ont eu avec ces
nations leur ayant fait apprendre quelques mots de leurs
langages, de sorte qu'en peu de temps on peut et les
entendre, et se faire entendre à eux, qui nous sera un
grand advantage pour les instruire.
Du fruict spirituel qu'on peut esperer de cette isle.
CHAPITRE XI
Il est aisé d'inferer de ce qui a esté dit jusques à
present, que si les marchands peuvent retirer des commo-
ditez temporelles de cette isle, et autres; il y a aussi
une assez belle esperance d'une triple moisson pour ceux
qui font le negoce des ames. Si les moyens de subsistence,
qui consistent en un secours necessaire de la France, ne
leur manque point : on peut se promettre, que celuy qui
leur a donné les talens, et commandé de les employer à ce
trafic, negotiamini dum venio, en aura de la satisfaction,
et les bonnes ames, qui ne cherchent que sa gloire, du
contentement et consolation.
Quand il n'y auroit qu'environ mille François, nos
compatriotes, qui sans la culture necessaire deviendroient
barbares, et sauvages dans ces bois et retraittes de la
barbarie et sauvagine; ce seroit un employ fort utile, et
d'autant plus necessaire, que la patrie nous lie et oblige
plus estroittement à ceux qu'elle a nourry et élevé avec
nous. Ils nous sont particulierement alliez; et Sainct
Paul nous advertit, que nous sommes tenus d'en avoir un
soin plus particulier; duquel si nous nous dispençons,
nous ne meriterons plus honorable nom que celuy d'infi-
delles, ou quelque autre encore pis, s'il y en a. Si nous
devons avoir de la compassion pour les Sauvages d'autant
qu'ils sont abandonnez; par la mesme raison, ou plustost à
plus forte raison, nous en devons avoir pour les François,
lors qu'ils sont au mesme estat d'abandonnement. Si je ne
me trompe, il n'est pas moins necessaire, et agreable à
Dieu, d'empescher que les anciens Chrestiens ne deviennent
Sauvages, que d'attirer les Sauvages à se faire
Chrestiens. Ce nombre va journellement croissant, et avec
luy les necessitez spirituelles, et croistra encore plus
lors qu'on sçaura que les moyens n'y manquent pas d'y
faire aussi bien son salut qu'en France. Ceux qui se
tiennent prés de leur conscience n'y voudroient pas aller
autrement et sans cela on ne feroit de cette isle qu'une
poneropole, ou retraitte de desesperez.
Il y a une seconde moisson; c'est des barbares negres
du cap de vert, et autres lieux, dont il y a bon nombre,
qui augmentera si on croit nos François, à qui ils sont
fort utiles. Quelques-uns de ces mores sont desja rege-
nerez, et blanchis dans les eaux du sainct Baptesme, les
autres pour la pluspart desirent le mesme, et je ne doute
pas que depuis mon depart quelques-uns, qui se presen-
toient pour estre instruits, n'ayent receu cette faveur
de ceux que j'y ay laissez. La difficulté des nouveaux
establissemens, la stupidité de la pluspart de ces
esprits, l'inconstance qui leur est naturelle, et qui
feroit que, s'ils retournoient en leur païs, ils retour-
neroient aussi à leur infidelité, ayans ordinairement fort
peu de sentiment, et trop d'indifference en matiere de
religion; nous ont obligé à proceder un peu lentement en
cette affaire, où il faut bien prendre garde de rien
precipiter, et n'accorder si tost à quelques uns ce qu'ils
nous tesmoignent desirer.
Quand aux naturels du païs, nos sauvages Caraïbes; on
voit par ce qui a esté rapporté aux chapitres precedens de
leurs meurs et façons de faire, la difficulté qu'il y aura
à les convertir. ils vivent à leur ayse dans une tres
grande oysiveté, dans une entiere liberté de tout dire, et
tout faire, dans l'impunité de leurs crimes, mesme les
plus horribles, sans honte de leurs débordemens, nudité,
polygamie, yvrongnerie et vilenies, sans besoin de
l'assistance des François, qui les contraigne de nous
rechercher, et vivre parmy nous, ou desirer que nous
allions habiter avec eux. Ils disent que c'est nous qui
avons besoin d'eux, puis que nous venons en leurs terres,
qu'ils se sont bien passez de nous, et s'en passeront bien
encore. Ils sont deffians, cruels, inconstans, trompeurs,
sans foy, sans loy, sans apprehension de la justice
divine. On ne peut, quoy qu'ils promettent, vivre en
asseurance parmy eux, d'autant que le premier à qui la
fantaisie prendra durant leurs vins, vous ira égorger, et
il n'en sera autre chose, quoy que vous ne l'ayez jamais
offensé. Neantmoins ce qui n'est pas possible aux hommes
seuls, l'est à Dieu, et aux hommes assistez de sa grace et
puissance; il peut faire de ces pierres des enfans
d'Abraham. On tâche à tirer d'eux quelques-uns de leurs
enfans pour les instruire, et ensemble s'en servir pour
ostages; et il semble apres tout, que le temps soit venu,
auquel Dieu avoit destiné de jetter les yeux de sa
misericorde sur cette infortunée nation. Ils font desja
volontiers le signe de la saincte croix, et en plusieurs
occasions prononcent à l'imitation des François les
saincts noms de JESUS et de Marie, et recognoissent que
par ce moyen ils font fuïr le maboïa. Ceux qui ont plus
hanté les François se monstrent aucunement dociles; et le
principal et plus considerable d'entr'eux, qui est
maintenant le premier capitaine, nos François l'ont nommé
le pilote, a tousjours eu dés le commencement une
affection particuliere pour eux, les assistant de vivres
dans la necessité; leur donnant advis des desseins des
autres Sauvages, procurant la paix autant qu'il a peu; de
sorte que quelques-uns croyent, que sans luy les François
n'eussent peu se loger et maintenir dans l'isle. Il
continuë encor ces bons offices, de haranguer au conseil
des Sauvages pour les François, et de nous reveler le
secret de leurs assemblées, jusques à se faire haïr de
quelques-uns des siens à nostre occasion, et dit que si
les François chassoient les Sauvages de l'isle, pour luy
il ne s'en iroit point, mais viendroit vivre avec nous, si
ses femmes et mariniers, ou serviteurs et amis le permet-
toient. Ayant un jour esté arresté par les François, il
remonstra au capitaine, qu'il avoit tousjours esté pour
eux, et jamais contre, et qu'il leur avoit servy dans
leurs commencemens, puis il conclud ainsi, que si nonob-
stant cela tu me veux matter, non force; mais tien, voicy
mes femmes et enfans, fais les baptiser. Estant venu voir
monsieur le gouverneur, il beut à nous durant le disner,
nous vint visiter en nostre case, et entendant que nous
voulions aller vivre parmy eux, il en tesmoigna du conten-
tement, et dit qu'il parleroit pour nous à l'assemblée.
Voila quelques commencemens, si Dieu les benit ce Sauvage
servira par ses discours et bon exemple à la conversion
des autres.