G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1816
Continuation du sujet des moeurs des Caraïbes.
CHAPITRE X
Les Sauvages font souvent pour diverses occasions des
vins dans leurs carbets, c'est à dire des assemblées dans
de grandes cases faites expres, où ils boivent exces-
sivement, sans manger que fort peu; cela dure quelquefois
jusques à huict ou dix jours, et c'est alors qu'il fait
bon les attaquer, car ils sont presque tousjours yvres.
Apres cette ceremonie ils commencent à traitter des
affaires, particulierement de la guerre, où les plus
anciens capitaines haranguent, et sont entendus avec un
merveilleux silence, et ce qu'ils concluent est suivy du
consentement commun, quoy qu'ils n'ayent aucune authorité
de commander. Ces traittez d'affaires de guerre commencent
ordinairement par de grands caramemo, ou discours, et
plaintes des vieilles, qui rapportent tout ce que ceux à
qui on parle de faire la guerre leur ont fait de mal, ou
à leurs ancestres, jusques à quelques injures de parole;
car quereller un Sauvage, est autant que de le frapper, et
le frapper, autant que de le tuer; et offensez un Sauvage
en particulier, vous offensez toute la nation; mais il
n'en va pas ainsi du bien que vous leur faites en parti-
cuier, le commun n'y prend point de part. Apres ces
caramemo les enfans dansans, sautans, et pleurans,
demandent qu'on venge ces injures, toute la jeunesse
s'émeut, et tesmoigne son desir et courage, puis les
vieillards ordonnent.
Outre la guerre qu'ils ont contre nos François de la
gardelouppe, les Anglois de Saincta Lousie, Antigoa,
Monserrat, et autres isles, occupées sur les Caraïbes; ils
la font encore aux Calibis, qui sont Sauvages de la terre
ferme, et ont alliance et societé d'armes avec les
Aroüagues, qui sont aussi en terre ferme. Ils ne font
point de difficulté pour aller surprendre ces ennemis, de
s'expose dans leurs canots et pirogues à un voyage de mer
de bien deux cens lieuës : ils vont d'isle en isle, et
prevoyent assez certainement les mauvais temps et
tempestes, par l'inspection du ciel, et des astres, dont
ils ont des cognoissances merveilleuses.
Leurs armes sont des arcs de bois rouge, avec des
fléches de certains roseaux, qui au lieu de fer ont au
bout un bois fort pointu, et empoisonné : ils portent le
feu dans les cases couvertes de feilles, attachant au bout
de leurs fléches du coton allumé. Ils ne visent pas tous-
jours droit à leurs ennemis; mais tirent en haut, et sont
si adroits en cela, que la pluspart de leurs coups ont
leur effect. Ils tirent aussi derriere eux en fuyant, et
quand ils sont poursuivis chaudement sur la mer, ils se
couchent de leur long dans les canots, pour n'estre
exposez aux coups, et tirent sans cesse, bandant quelques
fois l'arc de leurs pieds. Ils ont aussi des sagayes de
bois rouge, dur, et pesant, qu'ils lancent fort bien; et
pour battre de plus prés, ils ont des boutous, qui sont
gros bois rouges, plats, espais d'un bon poulce, larges
par le bout de prés de demy pied, longs de deux ou trois
pieds, dont ils escrasent la teste de leurs ennemis, comme
nous ferions avec un levier.
Toutes leurs guerres se font par surprise le matin au
poind du jour, avec des huées horribles, et pour paroistre
plus affreux, ils se peignent du noir des pommes de junipa
le tour des yeux. Ils sont en un continuel mouvement pour
éviter les effects des armes à feu, et pource qu'ils
voyent la méche allumée de nos mousquets, ils évitent
aisément le coup se jettant par terre, courrant tantost
d'un costé, tantost de l'autre, se remüant d'une vitesse
admirable, de sorte qu'il est fort difficile de les
choisir; mais ils craignent fort les fusils, pource qu'ils
n'y voyent point mettre la méche, et disent que c'est le
maboïa, c'est à dire le diable, qui y met le feu. Ils font
d'ordinaire trois bandes, et une espece d'avant-garde,
arriere-garde, et bataille; mais au choc ils se mettent
incontinent en desordre et confusion. Vous en avez assez
bon marché, si dés le commencement vous monstrez que vous
ne les craignez point, et en abbattez heureusement
quelqu'un, ou deux, ou trois; car lors ils se retirent
promptement, non toutefois sans faire tous les efforts
possibles pour retirer les corps morts de leurs
compagnons, car ils craignent fort, et tiennent à grande
honte de les laisser parmy leurs ennemis : mais si vous
fuyez, ou vous retirez pour les battre en retraitte, ou
tesmoignez quelque crainte, ou tirez plusieurs coups en
vain; alors ils sont extremement courageux, et donnent
furieusement, et ne se retirent jamais, si ce n'est en
une grande extremité. Il y en a desja quelques-uns parmy
eux qui ont des armes à feu, et en sçavent tirer, ce qui
est un tres grand mal; Dieu pardonne à ceux qui leur en
ont donné.
Leurs armes deffensives, comme j'ay dit, sont la
fuitte, la legereté, et mouvement perpetuel, et le coucher
dans leurs canots pour estre à couvert des coups; car du
reste, ils n'ont ny bouclier, ny autre chose pour se
parer, et sont nuds à la guerre comme en toutes autres
occasions. Outre ces canots, faits d'une piece de bois, et
non pas de l'escorce d'arbre comme ceux des canadois, ils
ont des pirogues, faits de deux ou trois pieces; ils sont
plus grands que les canots, et y en a qui portent quarante
et cinquante hommes; ils y mettent des voiles à nostre
imitation quand ils en peuvent avoir. Ils tuent et mangent
leurs captifs avec mille ceremonies, et cruautez, non pas
toutesfois si grandes que celles des canadois. Ils gardent
quelquefois une main d'un ennemy mort, qu'ils portent en
triomphe, et dansent au tour. Jamais ils n'oublient ny ne
pardonnent le mal qu'on leur a fait, ou qu'ils pretendent
qu'on leur a fait. Ils nagent comme poissons; en guerre ne
se soucient pas, comme j'ay dit, que leur canot renverse,
car ils sçavent bien le redresser, et se remettre dedans.
Ils y portent tousjours leurs licts avec eux.
Ces barbares ne content point plus haut nombre que
dix, et s'expliquent monstrant par leurs doigts; quelque-
fois ils vont jusques à vingt, ou deux fois dix, monstrant
les doigts des mains et des pieds; apres cela, s'ils
veulent en dire davantage, et exprimer plus grand nombre,
ils prennent du sable, et le jettant disent, mouche comme
este, beaucoup, ou grand nombre, ou autant que cela. Ils
content leurs mois par lune, et les jours par nuicts, et
disent, je seray là tant de nuicts, ou je reviendray apres
tant de nuicts. Ils expriment aussi l'estat qu'ils ont de
la bonté des nations par leurs mains et bras, et monstrant
la main entiere, et une partie du bras, vous disent,
France bonne comme este : pour les Flamens, ou Hollandois,
ils monstrent la main, et disent, bonne comme este : les
Anglois sont les pires dans leur estime, ils ne monstrent
pour eux que le bout des doigts : Possible que quand ils
parlent des François en leur absence, ou devant ces autres
nations, ils ne gardent pas cette division. Ils usent peu
de tabac, et ont bien occasion de se mocquer des europeans
qui vont chercher si loing dans leurs isles cette méchante
herbe.