G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1814
Ces mores ont l'esprit si grossier et hebeté pour la
pluspart, qu'aucun ne sçait ny lire ny escrire, et croit-
on qu'il est presque impossible de leur apprendre. Ils
sont neantmoins rieurs et mocqueurs, et remarquent assez
bien ce qu'on fait qui leur semble impertinent. Il y en a
quelques-uns de baptisez, mais dans une insupportable
ignorance des mysteres de nostre foy : c'est pourquoy il
y en a peu qui ayent esté admis à la sainte communion.
Leurs mariages se sont aussi faits sans les ceremonies
requises; Il y aura de la peine à racommoder tout cela,
mais peu à peu on en viendra à bout, et on les instruira.
Ils entendent desja pour la pluspart aucunement le
François, et en disent quelques mots sans les articles, et
autres particules que nous y adjoutons,
Ils sont bons pour le travail, pourveu qu'on les
veille et presse; car autrement ils sont faineants grande-
ment, et passeront le temps à dormir ou causer. Quand ils
manquent il ne faut les flatter, ny leur espargner le
chastiment; s'ils l'ont merité, ils ne s'en fachent point;
mais si vous les frappez sans cause, ils s'affligent
tellement que bien souvent ils en meurent au bout de
quelque temps. Jamais l'un ne rapportera la faute d'un
autre, quoy qu'ils fussent auparavant ennemis.
Ils ont ordinairement du feu jour et nuict en leurs
cases lors qu'ils y sont, et ne sçauroient vivre autre-
ment, quoy qu'ils aillent à l'air presque tous nuds. Ils
aiment fort l'eau de vie, qu'ils appellent du brusle
ventre.
Cette miserable nation semble n'estre au monde que
pour la servitude et esclavage, et dans leur pays mesme
ils sont la plus-part esclaves du Roy ou d'autres; on les
vend aux europeans à assez bon marché. Ce leur est un
bonheur d'estre avec les François, qui les traittent assez
doucement, et parmy lesquels ils apprendront ce qui est de
leur salut, et persevereront en la foy tandis qu'ils y
seront : car autrement s'ils retournoient en leur pays, ou
alloient avec les Sauvages; ils sont si inconstans, et si
indifferens en ce qui est de la religion, et si brutaux,
qu'ils retourneroient tout incontinent à la façon de vivre
de leurs compatriotes, ou des barbares parmy lesquels ils
seroient, sans aucun soucy ny de salut ny de religion. On
en a veu quelques-uns neantmoins bien devots et affec-
tionnez aux choses de leur salut : un entr'autres qui
mourut il y a quelque temps chez monsieur le gouverneur,
qui prioit souvent, et ne demandoit rien tant que d'estre
instruit, et que l'on parlast de Dieu et des choses spiri-
tuelles.
Il y en a de fort simples parmy eux, tesmoin un
excellent pescheur, qui au commmencement a bien servy aux
François pour les nourrir : il ne veut pas prendre une
tortuë quand elle est à terre, d'autant, dit-il, que c'est
une meschanceté de les prendre quand elles nous viennent
visiter. Quand son canot ou scute a servi quelque temps,
ou est bien chargé, il l'encourage par des discours qu'il
luy fait, et lui promet du repos pour quelques jours, et
ne manque pas quand il est de retour de luy en donner. Ils
nagent si bien, et eux et les Sauvages, qu'ils ne se
soucient point que leur canot verse, d'autant que quand
ils sont en l'eau, ils retournent le chercher, le
renversent et rentrent dedans.
Il y a encore parmy les François quelques Sauvages de
la terre ferme, mais peu; ceux-cy sont merveilleusement
manigats, ou adroits à la pesche, et à la chasse du
lezard; au reste fort libertins, faineants, stupides, et
gens à qui il ne faut rien dire, et qu'il faut laisser
faire tout à leur volonté.
Des Sauvages du pays nommez Caraïbes.
CHAPITRE IX
On ne sçauroit dire au vray leur nombre, pource
qu'ils sont en de continuelles visites actives et passives
avec ceux de la dominique et autres isles, de sorte qu'il
y en a tantost plus, tantost moins : Il est bien vray que
la crainte et deffiance des François a fait que plusieurs
se sont retirez de cette isle, quoy que nous n'ayons
guerre avec eux comme ont nos François de la gardelouppe.
De religion on n'en recognoist aucune parmy eux. Ils
ont quelque cognoissance de l'immortalité de l'ame,
d'autant qu'ils donnent aux ames des defuncts, comme les
Canadois, des hardes, des vivres durant quelques jours, et
des meubles pour les servir : mais de sçavoir ce que ces
ames deviennent, je croy qu'ils ne s'en mettent pas en
peine; du moins nous n'avons encore peu rien tirer d'eux;
possible que le temps en découvrira davantage, lors que
nous serons avec eux, ou eux avec nous. Maintenant ils
sont tellement separez par des mornes inaccessibles, que
nous les voyons rarement, et seulement lors qu'ils
viennent par mer pour traitter avec les François. Ils
cognoissent par experience, à leurs despens, qu'il y a des
esprits, puis que le diable, qu'ils appellent le maboïa,
les bat quelques fois jusques au mourir. Il n'a pas tant
de puissance sur eux, lors qu'ils sont avec les François;
mais au retour il les tourmente cruellement en punition de
ce qu'ils y ont esté. Ils advouent aussi que le signe de
la saincte Croix fait fuyr ce maboïa : la pluspart ont
dans leurs habitations une porte par laquelle ils disent
qu'il entre et sort. Ils ne luy rendent aucun honneur, que
je sçache, et ne luy font aucun sacrifice. Ils cognoissent
aussi un qu'ils nomment chemin, qui ne les traitte pas
mieux que maboïa. Il faut que quelques-uns d'eux ayent
communication particuliere avec luy, puis qu'ils predisent
les choses futures, qu'ils ne peuvent sçavoir que de luy;
comme le jour devant que nous arrivassions, une vieille
Sauvagesse dit à un François, magnane navire de France,
c'est à dire, demain arrivera icy un navire de la France,
ce qui fut vray.
Ils disent qu'il y a dans la dominique un serpent,
qui se fait tantost grand, tantost petit, qui a au milieu
du front une escarboucle, ou pierre fort luisante,
laquelle il tire lors qu'il veut boire, et puis la remet :
que personne ne le peut, ou ose aller voir en sa caverne,
s'il n'a au prealable jeusné trois jours, et s'est abstenu
de sa femme, autrement il ne le verroit pas, ou seroit en
danger d'estre matté par luy, c'est à dire tué.