G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1811
Les tortuës de mer font une bonne partie des vivres
du païs : il y en a quantité d'une grandeur prodigieuse,
de quatre pieds et plus : on les prend dans la mer à la
vare, qui est une espece de baston ferré, ou bien on les
attend la nuict sur les anses de sable, où les femelles
viennent pondre depuis le mois d'avril jusques à la fin
d'aoust; telle femelle a plus de trois cens oeufs. La
façon de les prendre la nuict sur ces anses de sable, est
de les renverser sur le dos lors qu'elle sont à terre, où
on les laisse jusques au matin, d'autant qu'elles ne se
peuvent retourner, ny s'enfuïr : il ne faut pas les pren-
dre par devant, pource que la morsure en est dangereuse;
on les prend donc par le costé, et telle y a qu'il faut
deux hommes pour la renverser : On en mange de fraiche qui
est fort bonne; on en sale une partie ou en verd, ou en
tassage, afin d'en avoir durant les mois qu'elle ne
terrist point, c'est à dire, ne vient à terre : cette
chair salée à quelque goust de boeuf, et est un peu trop
seiche.
La tortuë est fort defiante, et void fort clair; mais
elle est sourde; de sorte que les valets qui passent la
nuict sur les anses, cachez dans le bois, y peuvent
causer, chanter, et se réjoüir pour chasser le sommeil. Il
y a une espece de tortuë qu'on appelle caret, dont
l'escaille est de prix : on met le plastron ou escaille de
dessus sur le feu, ou au prés, pour le diviser en
plusieurs parties, qu'on appelle feilles, qui à cause de
leur transparence et varieté de couleurs, sont recherchées
en France, pour en faire des peignes, coffrets, cabinets,
et autres ouvrages.
Le lamentin, que quelques-uns appellent la vache de
mer, est assez commun proche des isles; si on avoit des
barques, et des pescheurs on en auroit quantité : la chair
a le goust de celle de boeuf; on en tire de l'huyle pour
brûler; il a dans la teste quelques pierres qui sont
recherchées pour la gravelle; on dit aussi que les petites
costes sont bonnes pour ce mal, ou pour la colique; on met
ces pierres et costes en poudre, et on en prend le poids
d'un escu dans du vin blanc; et le mesme fait-on des
pierres de crabes pour le mesme mal, comme nous dirons.
Nous avons des lezards longs d'une aulne; les masles
sont gris, les femelles verdes; le manger en est bon. On
les chasse par les bois avec des chiens, et lors qu'ils se
sauvent dans les arbres, où ils montent fort legerement,
les François les tirent; mais les Sauvages montent dans
l'arbre par les liennes, et le prennent par le gros de la
queuë, où il ne se peut plier pour les mordre; que s'il
est sur quelque bout de branche, où ils ne puissent porter
la main, ils luy mettent au col un lacet avec une ligne ou
petite perche, et ainsi le tirent à eux : il endure tout
cela plustost que de se jetter en bas, s'il y void des
chiens; que s'il n'y en a point, il saute gaillardement
des plus haults arbres en terre sans s'offencer; et quand
on le tient on luy lie le bec, et les pieds, et en cette
façon on le garde les quinze jours entiers et plus en vie
si on veut. La femelle a bien vingt ou trente oeufs, gros
presque comme des oeufs de pigeon, et liez ensemble; ils
n'ont point de blanc, et sans hyperbole, valent mieux au
potage, et fricassez que nos oeufs de poules. Quelques-uns
mangent aussi de gros crapaux larges comme une bonne
assiette; nous en avons assez veu, et croyons que ce ne
sont que grenoüilles, et non pas crapaux.
Le manger le plus commun des Sauvages, pource qu'ils
sont si faineants qu'ils ne veulent pas prendre la peine
de chercher autre chose, sont de grosses crabes de terre,
ou cancres blancs, qui sont en des trous de terre assez
proches de la mer : de vray ils sont bons, et plusieurs
François s'en contentent bien lors qu'ils en ont, et mesme
quelques-uns mangent d'autres crabes, qui ne sont si
grosses ny si bonnes, sont celles qu'ils appellent des
toutlouroux, qui sont petits cancres rouges, qui gastent
fort les jardins proches de la mer, où ils ont leurs
trous : vous en voyez la terre toute couverte sur la fin
du mois d'avril, qu'ils font un tour à la mer pour se
baigner, et s'en reviennent incontinent.
La mer est assez poissonneuse : nos poissons, excepté
le lamentin, les marsouins, et la dorade, n'ont point de
nom parmy nous, d'autant qu'ils sont tous differens de
ceux qu'on void en France : Les Sauvages du païs, et aussi
quelques esclaves noirs, sont fort manigats, c'est à dire,
adroits à la pesche.
De ce qu'on peut transporter de l'isle de la Martinique
en France, et ailleurs.
CHAPITRE VI
Le petun a esté jusques à present la seule marchan-
dise qu'on a rapportée en France de cette isle, et des
autres que les François habitent. Il est excellent en
nostre isle; mais la plus grande partie n'est pas de garde
passé six mois; il est aussi fort leger, qui est cause que
les habitans ny peuvent pas gagner, principalement en ce
temps que cette herbe est à si vil prix.
Les cotonniers y sont beaux et bons : ce sont arbris-
seaux assez agreables, qui portent des fleurs les unes
jaunes, et les autres rouges, au milieu desquelles se
forme comme une petite bource, où est le coton, qui venant
à pousser la fend en quatre pour sortir. Il n'y a pas tant
de façon à le cultiver que le petun, qu'il faut presque
continuellement sarcler; il faut l'éjamber, c'est à dire
oster les feuilles plus basses, et en laisser peu; il faut
luy couper la teste en certain temps, afin qu'il ne pousse
trop en haut; quand il est cueilly il le faut faire
seicher à l'ombre, puis le torquer, et mettre en rouleau :
là où le coton ne desire que peu de façon, incontinent
l'arbre couvre d'ombre la terre voisine; et ainsi empesche
les mauvaises herbes de croistre, de sorte qu'il y a peu à
sarcler; quand il est cueilly on le laisse seicher au
soleil quelques jours, et en fin on en tire la graine par
le moyen de quelques petits moulins dont on fait tourner
les rouës de bois avec le pied, comme font les émouleurs
de couteaux. Il est vray que le coton emblaye, comme ils
parlent, c'est à dire remplit et empesche trop les vais-
seaux y tenant trop de place; mais le remede est aisé, si
on veut, c'est d'envoyer des femmes, et ouvriers, pour le
filer, et mettre en oeuvre; on en feroit des toiles,
futaines, et autres estoffes, qui se debiteroient bien et
en France et ailleurs, et on en feroit quantité, d'autant
que le cotonnier porte deux ou trois fois l'année.
Mais le sucre vaudroit mieux au goust de plusieurs
que tout cela. Les cannes sauvages, et qui sont creuës
sans culture ny artifice, sont belles : on en a fait
l'experience qui a bien reüssi : elles viennent à leur
perfection en huict mois. On dit communement qu'elles ne
peuvent croistre qu'aux lieux humides; et neantmoins il
s'en trouve icy de belles sur le hault de quelques mornes
ou montagnes; possible que le voisinage des nuées rend ces
lieux assez humides. Ceux qui succent la moëlle de ces
cannes verdes disent que le suc qu'ils en tirent lache
doucement le ventre. Quand les moulins seront faits, cette
isle sera plus considerable que par le passé.
Le rocou pourroit apporter aussi du profit : il y
vient bien, et nos Sauvages l'employent à se rougir tout
le corps. J'ay desja dit qu'il y a quantité de simples
tres-bons et tres rares, que les marchands debiteroient
bien en France, comme aussi quelques bois rouges, et
autres bois verds. Il y a dans la gardelouppe une soul-
phriere, et une autre beauoup meilleure dans la dominique;
on n'a encor veu qu'une partie de cette isle de la Marti-
nique, c'est pourquoy on ne sçait au vray s'il y en a, non
plus que des mines. Les Sauvages sçavent où il y a des
mouches à miel, que nous pretendons découvrir pour en
tirer le profit. On croit que quelques espiceries y vien-
droient bien, qui seroit un bon trafic; comme aussi de la
casse : J'en ay veu de sauvage à la gardelouppe chez les
RR. P. Dominicains, qui bien que sauvage ne laisse pas de
servir; cela estant, on juge asseurément que la franche y
fera bien si on en plante.