G.H.C. Bulletin 86 : Octobre 1996 Page 1745
A propos du "Champ d'Asile" et des Créoles
Ce n'est pas le lieu de raconter en détail les événe-
ments qui se sont déroulés au "Champ d'Asile". En 1819, on
en parle déjà au passé : cette année-là, deux anciens
colons, HARTMANN et MILLARD, publiaient à Paris une
"Notice historique sur le Champ d'Asile comprenant tout ce
qui s'est passé depuis la formation jusqu'à la dissolution
de cette colonie". L'aventure aura duré moins de deux
ans. "La Minerve française", la revue du parti libéral
sous la Restauration, dont Benjamin CONSTANT est un des
principaux rédacteurs, lui avait consacré une grande place
à partir de septembre 1818 (sans jamais évoquer la
présence d'anciens colons de Saint-Domingue), avait lancé
une souscription en leur faveur : celle-ci est close en
juillet 1819. Là-bas, les colons survivants ont dû sombrer
dans la misère et l'anonymat, se fondre dans la société
américaine, ou repartir d'où ils étaient venus...
Comme si de rien n'était ? Pour la Caraïbe au moins,
telle est mon hypothèse, l'événement a pu importer.
Les Créoles au "Champ d'Asile"
Personne n'évoque les ex-colons de St-Domingue mêlés
aux colons du "Champ d'Asile" ? L'ouvrage de Just Girard
est justement précieux en ce qu'il attire l'attention sur
ce point. Pour n'en avoir pas été les promoteurs, ils
peuvent avoir joué un rôle important en ce qu'ils étaient,
eux, les Créoles, déjà adaptés à la vie rustique du colon
sous ces latitudes, par opposition aux nouveaux émigrés
arrivant de France, essentiellement des soldats. Ceci a pu
favoriser leur reconnaissance au sein du groupe, et leur
ascension.
Ils étaient d'autant plus importants qu'ils avaient
des filles à marier. Just Girard aurait épousé l'aînée
d'un ex-colon de Saint-Domingue, Éléonore TOURNEL. Le plus
jeune des frères Lallemand, selon la "Biographie générale"
a lui aussi épousé une jeune Française, "nièce d'un riche
négociant français établi à Philadelphie", dont j'ignore
s'il avait vécu à Saint-Domingue (2).
L'histoire personnelle de Just Girard et de Dominique
Lallemand confirme, s'il en était besoin, un fait main-
tenant bien établi, et que l'étude de l'ascendance antil-
laise de Saint-John Perse par Bernadette et Philippe
Rossignol avait illustré : l'intégration des nouveaux
colons, dans les colonies, après la phase pionnière, s'est
faite ensuite par leur mariage avec les filles des
premiers arrivés, et non plus, comme à l'origine, par
l'envoi de filles sorties des prisons (comme encore, sous
la Régence, Manon Lescaut, envoyée en Louisiane). (3)
Le "Champ d'Asile" a-t-il produit des recherches
historiques sérieuses ?
Les documents que j'ai consultés manquent d'objectivité.
De quelque bord qu'ils proviennent, les auteurs oublient
les Créoles. Pourquoi ? Parce que leur but n'est pas de
faire oeuvre historique. Ainsi, en 1818-1819, "La Minerve
française", sous couvert d'action humanitaire, utilise
cette tragédie comme d'une arme contre les nouveaux
maîtres du pays qui se sont lancés dans une gigantesque
chasse aux sorcières. Sous le Second Empire, l'accent est
bien sûr mis sur l'héroïsme de cette poignée d'irréduc-
tibles (au besoin, on tait les causes de la tragédie, ou
on en accuse les Espagnols, les Américains, la météo).
A l'inverse, la "Grande Encyclopédie" de Marcelin
Berthelot, cette figure emblématique de la III° Répu-
blique, fait des généraux d'Empire impliqués dans
l'affaire des aventuriers sans scrupule. De fait, l'aîné
des Lallemand semble bien avoir été un despote cruel
doublé d'un escroc. Dans de telles conditions, les ex-
colons de Saint-Domingue, quel qu'ait pu être leur impor-
tance, étaient hors-sujet.
Il y a plus important peut-être, et qui concerne non
pas l'histoire des relations sur le "Champ d'Asile", mais
l'Histoire elle-même : le texte de Just Girard, et tous
les autres témoignages sur cette aventure, peuvent
intéresser l'historien de la Caraïbe en ce qu'ils attirent
l'attention sur une société certes minuscule, certes
éphémère, mais qui, après la dispersion de ses membres, a
pu rayonner sur toute la zone et y propager son idéologie
propre. Sur la réalité des liens qui ont toujours existé
entre les diverses branches à l'intérieur des familles
créoles, ou entre les familles, toutes plus ou moins
apparentées, sur leur mobilité d'une île à l'autre, par-
delà les frontières politiques, sur la présence du passé
chez les Créoles, les généalogistes de la Caraïbe peuvent
plus que quiconque témoigner.
Cette idéologie particulière des anciens du "Champ
d'Asile" et qui peut avoir influé sur tous ceux qui les
ont recueillis, ou côtoyés, ou ont reçu leurs lettres, lu
leurs témoignages, quelle était-elle ?
Premier point, les anciens officiers de Napoléon et
les anciens colons de Saint-Domingue ne pouvaient que
partager les mêmes options racistes : ceux-ci avaient été
chassés de leur île par les esclaves révoltés contre leurs
maîtres, ceux-là étaient venus en 1802 essayer de
rétablir, avec plus ou moins de succès (échec de Leclerc à
Saint-Domingue, succès de Richepanse en Guadeloupe),
l'esclavage que les Amis des Noirs et la Révolution
avaient aboli.
Il y a donc là un noyau dur qui certes va disparaître
en tant que tel, mais dont les membres iront rafraîchir
les souvenirs du temps de la "Révolution de St-Domingue"
(comme écrit Saint-John Perse). Les ex-colons de Saint-
Domingue, ex-colons du "Champ d'Asile", confirmés dans
leur racisme par leur cohabitation avec les anciens mili-
taires de Richepanse ou Leclerc, ont pu rendre un peu plus
difficile l'évolution, sous Louis-Philippe puis sous la
II° République, vers l'abolition de l'esclavage. Plus
lointainement, ils ont pu contribuer à faire que les
événements de St-Domingue ne soient oubliés de personne :
de fait, ceux-ci sont omniprésents dans la presse réac-
tionnaire en Guadeloupe à la fin du XIX° siècle.
Second point, les conséquences peuvent n'être pas
moins importantes sur le plan économique. Les ex-colons de
Saint-Domingue, ex-colons du "Champ d'Asile", parce qu'ils
avaient vécu au contact des demi-soldes, ont pu prendre un
peu de leur dynamisme, de leur esprit d'entreprise. Ces
derniers arrivaient de France avec leur sens de l'organi-
sation et leur efficacité. Ils avaient, plus que les
Créoles, bourlingué par le monde. Ils ont pu sortir les
anciens "Habitants" de Saint-Domingue, essentiellement des
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Révision 28/12/2004