G.H.C. Bulletin 86 : Octobre 1996 Page 1744

A propos du "Champ d'Asile" et des Créoles
Claude Thiébaut

    Merci à Michel Rateau (G.H.C., n° 82, p. 1631) d'avoir 
sauvé de la destruction un exemplaire des  "Mémoires  d'un
capitaine français, planteur au Texas, ancien  réfugié  du
Champ d'Asile", d'un certain Just Girard, un ouvrage  rare
(il ne figure pas au catalogue imprimé de la B. N.). Merci 
à lui d'avoir sauvé de l'oubli le "Champ d'Asile", ce coin 
du Texas  concédé  par  les  États-Unis  à  un  groupe  de
Français,  aux  premiers  temps  de  la  Restauration,  et
surtout d'avoir évoqué la présence, parmi eux, d'ex-colons 
de  Saint-Domingue.  Ceux-ci  ont  nom  Tournel,  Rigault,
Collin. Qui les connaîtrait parmi les lecteurs de G.H.C. ?

    Je voudrais apporter quelques précisions sur l'ouvrage 
et  son  auteur,  préciser  le  rapport  entre  le  "Champ
d'Asile" et les ex-colons de Saint-Domingue et éviter  une
possible confusion, émettre enfin une  hypothèse  quant  à
l'importance de cette  affaire  du  "Champ  d'Asile"  pour
l'histoire de la Caraïbe.

L'homme et l'oeuvre

     L'ouvrage découvert par Michel Rateau,  daté de 1875,
avait d'abord paru en 1860. Selon le "Lorenz" Just  GIRARD
serait le pseudonyme d'un certain J. J. ROY, né en 1794  à
Beaumotte-lès-Pin (?) en Haute-Savoie. Un homme doué d'une 
belle santé : entre 1842 et 1865, il a publié une cinquan- 
taine d'ouvrages de toutes tailles sous son nom,  22  sous
le pseudonyme  Just  Girard,  plus  une  soixantaine  sous
divers  autres  pseudonymes,  Étienne  GERVAIS,  Théophile
MÉNARD, Stéphanie ORY, Marie Ange de T.***. La plupart ont 
une prétention historique ou géographique, comme "Le  Père
Tropique" (1858) et son "Histoire des colonies  françaises
et établissements français en  Amérique,  en  Afrique,  en
Asie et en Océanie" (1855). 

     Il faut espérer que les aventures que Just Girard est 
censé avoir vécues comme  capitaine  des  armées  napoléo-
niennes, comme planteur au Texas, comme réfugié du  "Champ
d'Asile" et enfin comme négociant, "un des plus riches des 
États-Unis d'alors", ne sont pas  une  supercherie  litté-
raire. A la limite, si les aventures  de  ce  Just  Girard
sont inspirées de faits vrais, peu importe. Simplement, on 
aimerait savoir.

Origine du "Champ d'Asile"

    L'article pourrait faire croire que le "Champ d'Asile" 
serait né d'un désir de porter assistance aux réfugiés  de
Saint-Domingue : "L'affaire du  "Champ d'Asile", en faveur 
des  réfugiés  de  Saint-Domingue,  est  retracée",  écrit
Michel Rateau.  En fait,  le projet de fonder  la  colonie
française du  "Champ d'Asile" sur le  continent  américain
n'a pas de rapport direct avec les  événements  de  Saint-
Domingue. De quoi s'agit-il en  effet  ?  Voici  ce  qu'en
écrit Pierre Larousse en son dictionnaire :
    "A la deuxième rentrée de Louis XVIII (après Waterloo, 
18 juin 1815), beaucoup de Français,  poursuivis  par  une
réaction implacable, se réfugièrent aux États-Unis, où  il
leur fut accordé 100.000 acres de terrain sur le golfe  du
Mexique, entre les rivières del Norte et  de  la  Trinité,
pour y fonder une colonie. Ce lieu de refuge, cet établis- 
sement de proscrits, reçut le nom de "Champ d'Asile".
 
     [...] Mais l'Espagne ayant revendiqué le terrain  sur
lequel s'étaient installés les colons, les États-Unis leur 
donnèrent en échange un emplacement dans le pays d'Alabama 
sur les bords du Tombigbee.  Ils  y  fondèrent  l'État  de
Marengo, dont la capitale était Aigleville. Mais le manque 
de ressources ne leur permit pas de consolider la nouvelle 
colonie, et la plupart rentrèrent en France sous le minis- 
tère Decazes (1819-1820)".
     "Aigleville",   "Marengo"...  Les  colons  du  "Champ
d'Asile" ne craignaient pas  d'afficher  leurs  sympathies
politiques : ce sont  des  nostalgiques  de  l'Empire.  La
plupart sont en effet des  "demi-soldes",  ainsi  qu'on  a
appelé les 20.000 officiers de  l'armée  de  Napoléon  que
Louis XVIII avait mis en position de non-activité,  placés
sous surveillance policière,  limités  dans  leurs  dépla-
cements, réduits à une certaine misère quand ils n'avaient 
pas de fortune personnelle (car ne percevant que la moitié 
de leur solde). D'où le départ de certains pour les États- 
Unis. Les frères  LALLEMAND,  les  promoteurs  du  premier
"Champ d'Asile", étaient des généraux de la Grande  Armée,
de même  LEFEBVRE-DESNOUETTES,  qui  a  dirigé  l'État  de
Marengo. Tous ces généraux avaient été  condamnés  à  mort
par contumace. Just GIRARD était  (aurait  été)  aussi  un
militaire (capitaine).
    Plusieurs avaient, en 1802, tenté de rétablir l'escla- 
vage à St-Domingue, ainsi  l'aîné  des  frères  LALLEMAND,
Frédéric Antoine (1774-1839).  Après  Waterloo,  il  avait
connu d'abord l'exil en Turquie, en  Perse  et  en  Egypte
avant de s'embarquer pour  les  États-Unis  en  1816.  Son
frère, Henri Dominique Lallemand  (1777-1823),  l'y  avait
précédé. Just Girard lui aussi serait arrivé en 1816.
     Le "Champ d'Asile" n'a donc pas d'abord concerné  les
Créoles. Dans l'article  "Champ d'Asile"  du  dictionnaire
de Pierre  Larousse,  de  même  dans  les  articles  qu'il
consacre aux  deux  frères  Lallemand,  de  même  dans  la
"Biographie générale " de Firmin  Didot,  est  évoquée  la
présence de militaires de tous grades et de toutes  natio-
nalités, français, italiens et polonais, mais jamais celle 
d'anciens colons de Saint-Domingue.

    Date de naissance du  "Champ d'Asile" : le 21 décembre 
1817 quand 350 colons sont réunis par les frères Lallemand 
avant d'aller s'installer sur le bord de la Trinité, à  90
kilomètres de la côte. L'époque est largement  postérieure
à celle où Toussaint-Louverture puis Dessalines ont chassé 
les Français de Saint-Domingue (les derniers en 1803).
Ceux-ci, une quinzaine d'années plus tard, avaient  eu  le
temps de retrouver ailleurs un  point  de  chute.  COLLIN,
nommé par Girard, avait été  pendant  dix  ans  gérant  en
Louisiane avant de rejoindre le groupe.  Les  de  LEYRITZ,
ancêtres de  Saint-John  Perse,  étaient  eux  revenus  en
Martinique (à Pointe-Noire), dont ils étaient originaires. 
De Martinique, ils repartiront s'installer en  Guadeloupe,
du côté de Petit-Bourg (1) : s'ils n'avaient pas réussi  à
s'y établir, ils auraient très bien pu eux aussi  repartir
vers le "Champ d'Asile". En fait, les ex-colons de  Saint-
Domingue avaient essaimé dans toute la zone, notamment sur 
la côte américaine. A Baltimore  par  exemple  est  né  le
général comte Alexis de  Leyritz,  arrière-grand-oncle  du
poète. Autrement dit, les exilés de Saint-Domingue étaient 
au Texas, comme ils étaient un peu partout, et bien  avant
l'arrivée des exilés de France.


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Révision 28/12/2004