G.H.C. Numéro 77 : Décembre 1995 Page 1487
TRAHISON DES ROYALISTES GUADELOUPÉENS PAR LES ANGLAIS
flotter les rênes du gouvernement d'une manière incer-
taine, qu'il finit enfin par les abandonner en quittant
sans nécessité la colonie, en fuyant avec tous ceux
revêtus de l'autorité et laissant les colons livrés à la
furieuse vengeance des Républicains, à celle de tous les
propriétaires de la Pointe-à-Pitre dont on voulait brûler
les maisons, à l'anarchie la plus affreuse.
Une faible partie des habitants royalistes abandonna
dans le même temps ses foyers pour se mettre à l'abri des
persécutions qu'ils prévoyaient; la plus grande partie
resta résolue de résister à l'orage et de sauver, s'il
était possible, le pays. Quelque mois après, la flotte de
GARDNER parut et disparut aussitôt, ne nous laissant que
les cuisants regrets de ce que le changement de gouver-
nement, de ce que la retraite de DARROT nous privaient du
secours bienfaisant que nous devions en attendre, de la
protection de la nation anglaise après laquelle soupi-
raient presque tous les coeurs et nous laissaient en proie
à des scènes déchirantes, à d'affreux assassinats conduits
par la scélératesse de quelques bandits qui se servaient,
pour commettre leurs crimes, du prétexte de l'apparition
de cette même flotte qui nous était destinée et qui fuyait
nos côtes désolées.
Les Anglais : espoir et déception
Nous espérions encore que nous ne serions pas toujours
abandonnés. Nous résistâmes de notre mieux. Nous dévoi-
lâmes aux yeux des patriotes honnêtes et modérés les
crimes et les projets ambitieux des scélérats qui
voulaient s'enrichir dans la subversion de la Colonie. Ils
se coalisèrent enfin avec nous contre eux; nous parvînmes
à former un parti assez puissant pour décider l'irrésolu
COLLOT (4) à s'en déclarer le chef et, quoique trop
timide, il donnait un grand poids en sa faveur. Ce parti
triompha enfin et la colonie fut sauvée, elle fut
conservée du moins jusques à l'arrivée de l'escadre et de
l'armée anglaise qui vint nous débarrasser, en avril
dernier, de la tyrannie des Républicains. La Guadeloupe
entière se jeta dans les bras de ses libérateurs; à
l'exception de quelques forcenés, tous les colons
patriotes et autres les désiraient pour se soustraire au
joug pesant qui les accablait, pour sauver du naufrage les
propriétés chancelantes. Des félicitations et des adresses
de soumission et des remerciements à la lecture de la
proclamation des généraux leur arrivaient de toute part :
des secours en tout genre, des nègres, des vivres, des
bestiaux, des voitures les précédaient dans leur marche;
cette conquête, enfin, ne fut pour l'armée qu'une
promenade; la joie éclatait de toute part. Hélas !
Devions-nous attendre que notre bonheur serait de si
courte durée ! Pouvions-nous prévoir que bientôt nos
malheurs seraient multipliés au centuple et en grande
partie par la faute de ces mêmes Anglais nos libérateurs !
Si ces fautes nous coûtent cher, elles coûtent aussi
énormément à la nation anglaise puisqu'elles lui font
perdre la plus belle de ses conquêtes et que, sans le
secours bien prompt d'une nouvelle armée, elle lui
coûteront bien plus encore et lui enlèveront non seulement
toutes ses conquêtes mais la priveront même de toutes les
colonies qu'elle possède aux Antilles.
L'ambition démesurée de conquérir sans examen de ses
forces et sans prévoir aux moyens de conserver a fait
envoyer à St Domingue, aussitôt la prise de la Guadeloupe,
presque toutes les troupes, à la réserve de très faibles
garnisons qui, peu de jours après, par l'intempérance des
soldats livrés à eux-mêmes dans un climat capricieux et si
différent du leur, par la faute ou l'ignorance orgueil-
leuse des chirurgiens, par la très mauvaise administration
de l'armée et des hôpitaux, ont été réduits presque à rien
par une mortalité cruelle et inévitable. Dans cette hypo-
thèse c'était à la Marine à redoubler de surveillance pour
éloigner des côtes toutes les forces, toutes les troupes
qui pourraient arriver de France; forces annoncées
plusieurs fois et très clairement par des bâtiments
portant quelques passagers arrivés quinze jours aupa-
ravant, dont l'amiral a eu avis. Mais le moyen de quitter
le séjour des ports riches et commodes pour des croisières
désagréables ? Le moyen de perdre de vue la vente des
énormes confiscations de la Martinique ?
Imprévision et mauvais gouvernement des Anglais
Le troisième jour de juin, il paraît sur les côtes de
la Grande-Terre une petite escadre républicaine de deux
frégates, une flûte, une corvette et quelques transports
portant quinze cents hommes de débarquement, des canon-
niers, des matelots et deux cents déportés. Un vaisseau
dans nos parages nous en délivrait mais il n'y avait pas
seulement une corvette; les troupes débarquèrent sans
opposition, et dans quelles circonstances !
C'est au moment que nous venions de perdre le gouver-
neur DUNDAS (5) que nous pleurions tous et dont nous
déplorons la perte plus vivement que jamais puisqu'elle
nous coûte tout ce que nous possédions. Un colonel BLONDEL
commandait à la Basse-Terre et n'a jamais su prendre une
résolution : le moindre effort de sa part garantissait
Fleur d'Épée (6) et nous débarrassait de nos ennemis.
C'est au moment qu'une foule de colons mécontents du
gouvernement faisaient entendre leurs plaintes : cette
Guadeloupe qui, deux mois avant, retentissait de cris
d'allégresse, n'était plus la même; les injustices, les
persécutions, les vengeances particulières qui prenaient
la place des querelles de gouvernement; les vexations en
tout genre commises en quelques paroisses; les concussions
de la plupart des intrigants qui par leur basse adulation
avaient usurpé de l'autorité, laissaient dans la colonie
nombre de gens sans aveu, reconnus pour de très mauvais
sujets, pour faire une guerre implacable à de riches
propriétaires, intéressés par leur fortune au parti roya-
liste, et qui à cette époque obligés dit-on à d'énormes
rançons ou à divaguer cachés dans la colonie, en attendant
que les lois prissent la place de l'arbitraire, se
faisaient des amis de tous les coeurs compatissants et
augmentaient le nombre des mécontents de la forme de
gouvernement qui avait été choisie et dans laquelle la
vie, l'honneur et la fortune d'un particulier dépendaient
d'un commissaire, dont quelques-uns étaient bons et
honnêtes mais plusieurs choisis très légèrement.
Ils étaient déjà trop nombreux, les mécontents, par
la menace répétée d'une confiscation générale, par celle
d'une énorme imposition de six cent mille livres sterling,