G.H.C. Numéro 77 : Décembre 1995 Page 1486

TRAHISON DES ROYALISTES GUADELOUPÉENS PAR LES ANGLAIS
Marcel Chatillon

     Le  plus grand drame qu'ait vécu la Guadeloupe a  été 
la prise du camp royaliste par Victor HUGUES, en septembre 
1794.
     Jusque-là,  nous n'avions que des  témoignages,  soit 
des Républicains,  soit, tardifs, des historiens du XIXème 
siècle.  La découverte des papiers de CURT, ambassadeur de 
la  Guadeloupe  auprès des autorités anglaises  et  auquel 
était  adressée  une  correspondance  importante  par  les 
Guadeloupéens émigrés, nous permet d'avoir des témoignages 
de première main,  et surtout, comme il s'agit de lettres, 
écrits sur le moment et sous le coup de l'émotion.

     La  Guadeloupe avait été conquise par les Anglais  en 
avril  1794,  juste après la  Martinique.  Cette  conquête 
relativement facile avait amené les Anglais à renvoyer une 
grande  partie de leurs troupes à Saint-Domingue dont  ils 
essayaient de s'emparer. Or, le 3 juin 1794 arrive sur les 
côtes  de  la  Guadeloupe une flottille  républicaine  qui 
effectue son débarquement au Gosier,  et en quelques jours 
ces troupes réussissent à occuper toute la Grande-Terre.
     Les  Royalistes  se réfugient à la Guadeloupe  et  on 
organise  un  camp retranché sur  l'habitation  Saint-Jean 
(l'actuel  Pointe-Jarry) qui pouvait surveiller  Pointe-à-
Pitre devenue le centre nerveux des Républicains.
    La  flotte anglaise,  qui aurait dû,  vu  son  nombre, 
avoir   une  domination  maritime   complète,   n'effectue 
cependant  qu'une  molle surveillance.  Avec  l'hivernage, 
rien ne se passe et les Royalistes commençaient à croire à 
une  reconquête  facile de la  Grande-Terre.  Mais  Victor 
HUGUES, le commissaire de la Convention qui, à la suite de 
nombreux décès, exerçait un pouvoir absolu, ne l'entendait 
pas  ainsi,  et le 28 septembre,  trompant  les  vaisseaux 
anglais,  il  effectue  un double débarquement de part  et 
d'autre  de la Baie Mahaut et isole le camp Saint-Jean  où 
se  trouvait la majorité des troupes anglaises  (dont  une 
grande  partie  malade),  avec  240 colons blancs  et  120 
mulâtres.  Après l'échec d'un premier assaut,  le siège se 
poursuit.  Le  général anglais non secouru par  la  flotte 
(l'amiral anglais ne voulait pas, semble-t-il, exposer ses 
"jolis  bateaux",  comme  le  dira un colon) se  décide  à 
capituler.  Mais Victor HUGUES exige qu'on lui livre  tous 
les  Royalistes français,  ce qui sera exécuté.  Seuls  25 
colons  sont autorisés à monter sur un bateau couvert.  Le 
reste  des Royalistes sera pris et exécuté dans les  jours 
suivants,  soit guillotinés, soit fusillés. Cette trahison 
des Anglais sera très mal perçue des Royalistes et  consi- 
dérée comme une tache sur le drapeau britannique.

     Cette  lettre,  écrite par M.  BOYER de L'ÉTANG  (1), 
nous  retrace  toute cette terrible  campagne.  Elle  nous 
permet de voir que,  contrairement à d'autres affirmations 
(mais tardives,  il est vrai),  le nombre d'exécutions n'a 
pas dépassé 220 blancs et 120 gens de couleur,  mais aussi 
que  la  proportion  de  ces  derniers  était  bien   plus 
importante,  puisqu'au  dernier recensement il y avait  en 
Guadeloupe   environ  2.500  blancs  portant   armes,   et 
seulement 600 gens de couleur. On aurait aimé avoir le nom 
des  exécutés,  mais  les lettres ne nous en donnent  pas, 
sauf une dizaine. 
     C'est  en  tout cas le document le plus émouvant  sur 
cette affaire, le Quiberon des Antilles.

NDLR Pour permettre une lecture plus facile de ce document 
nous  avons  ajouté des intertitres et modernisé  l'ortho- 
graphe et la ponctuation.


                  Au Roseau, Dominique, le 3 novembre 1794

     Permettez,  mon  cher Monsieur,  à une bien  ancienne 
connaissance  de se rappeler à votre souvenir et  de  vous 
adresser,  de  la  triste retraite où les malheurs  de  sa 
patrie  l'ont jeté,  le récit des derniers événements  qui 
viennent  de nous accabler et qui nous font  pleurer,  non 
seulement notre fortune,  l'existence de nos enfants, mais 
encore  la  mort affreuse que nos parents,  que nos  amis, 
viennent  d'éprouver  par  la plus  noire  de  toutes  les 
perfidies,  par  le procédé affreux d'un de ces êtres  que 
nous   nous   plaisions   à  regarder  comme   des   anges 
bienfaisants  puisqu'ils  commandent  au  nom  du   peuple 
anglais,  au nom d'un monarque,  le modèle des vertus,  au 
nom  du  plus  beau gouvernement de la  terre  et  auquel, 
malgré tout ce qui nous en coûte, nous ne cesserons jamais 
d'être  attachés,  nous  donnerons toujours jusques  à  la 
dernière goutte de notre sang.

     Les  papiers publics vous auront sans doute  instruit 
déjà  de  ces  tristes événements  mais  l'infidélité  des 
récits  qui  y sont insérés vous laisseront ignorer  toute 
l'horreur de l'infâme capitulation qui nous chasse de  nos 
foyers,  qui livre plus de trois cents Royalistes, devenus 
sujets de Sa Majesté britannique par le droit de conquête, 
par les serments qu'on avait exigés d'eux sous peine de la 
déportation,  aux  fers des bourreaux;  qui livre enfin la 
plus belle des colonies à deux ou trois cents coquins et à 
une multitude d'esclaves qui,  malgré eux et de crainte de 
la guillotine,  deviennent les assassins de leurs  maîtres 
et de leurs bienfaiteurs.  Comptez sur la vérité de ce que 
je vais vous écrire; elle a toujours été mon idole et j'ai 
été  partie  agissante  et témoin oculaire de  toutes  les 
positions critiques où s'est trouvée depuis quelque  temps 
notre  malheureuse  Guadeloupe et auxquelles je me  trouve 
obligé de remonter au risque de vous ennuyer.

Responsabilité du gouverneur Darrot

     Nos  malheurs ont commencé,  comme vous le  savez,  à 
l'époque où Mr DARROT (2),  consultant plus son  caractère 
particulier  que  les devoirs de la place qu'il  occupait, 
par  une lourde impolitique,  a fait montre,  en  décembre 
1792,  de  la  faiblesse des moyens qu'il  avait  pour  le 
maintien  du  pavillon blanc qu'il avait  arboré  quelques 
mois  auparavant.  C'est  à la nouvelle de la retraite  de 
BRUNSWIC (3) et des succès des armées républicaines; c'est 
lorsqu'il  paraît certain qu'il doit arriver  incessamment 
des forces formidables de France;  c'est lorsque la grande 
majorité  de la colonie blâme et craint les suites  de  la 
démarche  imprudente  du  pavillon blanc  et  cherche  les 
moyens  de  la pallier afin d'attendre  des  circonstances 
plus  heureuses,  afin  de conserver le  gouvernement  tel 
qu'il  était jusques à l'arrivée de la flotte anglaise qui 
nous était annoncée,  qu'il veut user d'une sévérité  hors 
de  saison,  qu'il  châtie  et laisse dans le  même  temps 






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