G.H.C. Bulletin 75 : Octobre 1995 Page 1436

Sur les ruines de la Pointe-à-Pitre le 13 février 1843
Lettre de Jean Baptiste SIAU, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, à sa femme en France
(communiqué par Bertrand Guillot de Suduiraut)

     Ma  chère amie,  je t'ai déjà écrit plusieurs lettres 
pour  te  tranquilliser  sur les  suites,  en  ce  qui  me 
concerne,  de  l'épouvantable catastrophe dont nous  avons 
été  témoins  et victimes.  Le 8 de ce mois à 10h  1/2  du 
matin  nous  avons ressenti un tremblement de  terre  dont 
nous  ne pouvons évaluer la durée.  Les effets en ont  été 
tels que bien des personnes supposent que les secousses se 
sont prolongées dans la durée de quatre minutes.

     J'étais à table dans ce moment et je crois avoir bien 
observé  parce  que j'ai conservé mon sang froid et  parce 
que j'avais présent à l'esprit l'idée de me rendre  compte 
de mes impressions.
     Le  mouvement  a  d'abord  été  de  trépidation,  les 
secousses  étaient très rapides et dirigées de bas en haut 
et de haut en bas. Ensuite le mouvement est devenu ondula- 
toire  et la terre,  les villes et les montagnes  se  sont 
balancées  comme les eaux d'une mer agitée par la tempête. 
Je  pourrais  citer des faits qui  démontreraient  jusqu'à 
quel point extraordinaire l'ondulation a eu lieu  :  ainsi 
une  maison  de  deux étages,  de sept à  huit  mètres  de 
hauteur, s'écartait dans son sommet de plus de deux mètres 
de la ligne verticale.

     Les  effets  de la commotion ont  été  terribles.  La 
ville de la Basse-Terre paraît avoir moins souffert que le 
reste  de la colonie quoique dans les rues voisines de  la 
promenade  du Cours un grand nombre de maisons soit devenu 
inhabitables,  quoique bien des murs aient été  renversés, 
quoique  la  sûreté publique soit menacée par  l'état  des 
ruines.
     Les  usines  de  la Guadeloupe proprement  dite  sont 
toutes  endommagées  et ne pourront  recevoir  la  récolte 
qu'après   des  réparations  considérables  et  même   des 
reconstructions.
     La  Grande-Terre a plus souffert que la Guadeloupe  : 
pas  un  seul moulin à sucre ne peut être considéré  comme 
debout;  les villes du Moule, de St-François, de Ste-Anne, 
de  l'Anse Bertrand sont détruites presque entièrement  et 
ont  à  déplorer  la  perte d'un  grand  nombre  de  leurs 
habitans atteints par les décombres.

     Mais  de tous les spectacles le plus  déplorable,  le 
plus immense,  le plus terrible est celui que présente  la 
ville de la Pointe-à-Pitre. 
     Cette  ville  si belle,  la perle des  Antilles,  qui 
offrait des rues droites et spacieuses, bordées de maisons 
à   plusieurs  étages,   et  dans  laquelle  les   piétons 
trouvaient partout d'élégants trottoirs,  les voitures  un 
pavé uni,  cette ville sur laquelle resplendissait le 8 au 
matin  un  des beaux soleils des tropiques,  a été  entiè- 
rement  renversée.  Une  partie  de la  population  a  été 
écrasée sous les ruines,  une autre partie a été  mutilée, 
le  reste  a  tout  perdu.   Et  pour  comble  de  malheur 
l'incendie  produit par les fournaux allumés sur  lesquels 
s'écroulaient les planches,  les meubles et les charpentes 
est venu compléter la plus grande scène de désolation.  Le 
feu  a détruit tout ce qui restait dans les ruines.  Je ne 
puis  pas  te  dépeindre ni cet immense  désastre  ni  les 
sentiments que j'ai éprouvés à leur aspect.  Je ne me suis 
senti soulagé que lorsque j'ai pu répandre des larmes avec 
abondance.  Tout ce qui m'entoure n'a de comparaison  dans 
aucune  des  grandes  catastrophes dont on a  conservé  le 
souvenir  :  la description en serait au dessus  de  toute 
exagération.

     La population, ou plutôt ce qui en reste, circule sur 
les quais sans asile et sans pain. Des hommes dévoués, des 
magistrats municipaux,  essayent de pourvoir aux  premiers 
besoins.  De mon côté,  je fais des fouilles pour chercher 
les  cadavres  qu'on  suppose être de 2.5OO  et  qui  nous 
menacent  de la peste si nous ne parvenons à les  dégager. 
La Martinique, qui heureusement pour elle et pour nous n'a 
éprouvé  aucun  mal,  s'est  empressée de  venir  à  notre 
secours  :  elle  nous  a envoyé de  l'argent,  dont  nous 
n'avons que faire,  et des médicaments, du linge, du pain, 
des vivres, dont nous avions le plus grand besoin.
     La  station que commande l'amiral de MOGES est  venue 
aussi :  les équipages des bâtiments de guerre nous aident 
à la recherche des morts.

     Ah,  ma  chère amie,  d'un spectacle et d'une  catas- 
trophe pareils on ne peut retirer des sentiments religieux 
faibles  et  passagers.  Le malheur a été  si  grand  pour 
quelques-uns  qu'il a bouleversé leur intelligence.  Celui 
qui  a  vu s'abîmer dans une minute sous ses  yeux  femme, 
enfants  et fortune s'est pris à douter d'une  providence, 
tandis  que cet autre a été assez heureux pour croire  que 
le  monde était impuissant pour consoler une aussi  grande 
infortune et qu'il devait s'adresser à celui qui règle  le 
cours des choses et des destinées.
     La France seule peut sauver ce pays trop mutilé  pour 
se  sauver lui-même;  les habitants l'implorent à  genoux. 
Ils  ont besoin de tout secours et sont réduits à  dresser 
des autels sur les savannes pour demander des consolations 
à Dieu.

     Les  femmes  ont  montré  surtout un  courage  et  un 
dévouement  sublime :  je pourrai citer des  exemples  par 
millier.  En voici un qui honore à la fois les deux sexes. 
Au  moment où la ville venait de s'écrouler,  Mr DOURNAUX-
DUCLOS  a paru sur le quai avec une figure qui aurait  été 
calme  si deux longues larmes ne l'avaient  sillonnée.  Et 
votre  femme,  lui a-t-on dit ?  - Je viens de la  laisser 
sous les décombres,  a-t-il répondu; ses dernières paroles 
ont  été  celles-ci "Je n'ai plus  besoin  de  toi,  porte 
secours  aux  autres".  C'est  son testament et  je  viens 
l'accomplir.

     Au  moment  du  tremblement  de  terre,  une  famille 
BOUSCARIN  que  je  connais était sur  le  plateau  de  la 
Soufrière,  montagne  la  plus  élevée  de  l'île  et  sur 
laquelle  fume  un  volcan.  Il y avait là  trois  faibles 
femmes  et un homme dont la courageuse énergie est  connue 
de toute la colonie.  Et lorsque ces quatre personnes  ont 
senti les longues secousses, qu'elles ont entendu le bruit 




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