G.H.C. Numéro 65 : Novembre 1994 Page 1189
La dissidence de Marie-Galante
Les municipalités en dresseront procès-verbal qu'elles
feront publier et afficher 3 fois dans 3 semaines consécu-
tives, en la forme ordinaire pour la plus grande publicité
Pendant ladite publication, tout particulier aura droit de
s'opposer à ce que ladite liberté ait lieu;
L'opposition sera jugée par la municipalité et la commune
assemblées dans les quinze jours de la notification;
Si le particulier opposant prouve que l'esclave à qui l'on
se propose de donner la liberté est un vieillard, un
infirme, un incurable, un diffamé ou un mauvais sujet
notoirement connu, qu'il n'a aucun métier ou industrie
honnête pour subsister, que dans ce cas le Maître ne
s'oblige pas à lui procurer sa subsistance au moins
pendant trois ans s'il n'est pas âgé de plus de trente
ans, pendant toute sa vie s'il a passé cet âge, que c'est
en fraude de ses créanciers que le Maître agit, enfin que
c'est en récompense d'un crime commis ou à commettre qu'on
se propose de lui donner la liberté, alors l'opposition
sera jugée bonne et valable et la liberté n'aura pas lieu;
Mais si, au contraire, aucun de ces cas n'est prouvé,
l'opposant sera déchu et le procès-verbal de publication
dressé par la municipalité y sera enregistré.
Une expédition du tout, signée et scellée, servira de
titre au nouvel affranchi pour le faire jouir de la
liberté et du titre de citoyen, conformément au décret du
4 avril 1792".
Ce paternalisme n'est pas une justification, mais la
profession de domestique -pardon ! "d'employé de maison"-
bénéficie-t-elle de la part des pouvoirs publics ou des
employeurs de plus d'intérêt que celui qui était manifesté
aux esclaves de Marie-Galante il y a deux cents ans ?
Mais l'indépendance de fait de la petite île allait
s'achever. Sa dissidence n'aura duré que deux années et
quelques semaines. En avril 1794, les Anglais se sont
emparés de la Martinique et de l'île de Sainte-Lucie. Ils
menacent la Guadeloupe et ses proches dépendances qu'ils
se disposent à assiéger. Devant ce danger, l'Assemblée
coloniale, convoquée par les Douze, entend le rapport du
commandant militaire sur les capacités de défense de
Marie-Galante. Ce rapport conclut à l'impossibilité d'une
résistance efficace : la plupart des canons ont perdu
leurs affûts, les fusils en bon état manquent et la
réserve de poudre n'est que de 500 kilos.
L'Assemblée décide alors de nommer une Commission
composée de 4 délégués pour chacune des 3 paroisses, pour
agir au mieux, prendre contact avec les autorités de
Guadeloupe et parlementer avec l'ennemi pour sauvegarder
l'avenir de l'île. Cette Commission, dont font partie la
plupart des membres du Comité des Douze, est composée de :
- Paroisse de Vieux-Fort (Saint-Louis) : MM. PARTARRIEU,
ENARD, ROMAIN cadet et ROUSSEL BONNETERRE
- Paroisse de Grand-Bourg : MM. BOURJAC, LAMIèRE, ROUSSEL
BONNETERRE aîné et CARTAIDE.
La Commission ayant rempli au mieux sa délicate
mission, la clôtura par la proclamation suivante:
"Considérant que notre colonie a été absolument abandonnée
depuis la déclaration de la guerre par les généraux et
délégués de la République et privée de tous les secours
qui lui étaient nécessaires et qui avaient été demandés,
Considérant que les îles de Martinique, Sainte-Lucie et
Grande-Terre sont déjà conquises, que la Guadeloupe est
assiégée et qu'il ne reste plus aucun espoir de secours et
de moyens pour la conserver à la République,
Considérant, enfin, que dans cette cruelle position c'est
un devoir pour l'Assemblée de veiller à la conservation
des propriétés et que l'intention de la République n'est
pas de régner sur des cendres et sur des débris;"
En vertu de quoi la proclamation annulait une décision
de l'autorité militaire mettant l'île en état de défense.
Elle affirmait la détermination de la Commission de
soutenir les conditions qui "leur paraîtront les plus
avantageuses pour le bonheur de la Colonie". La procla-
mation se terminait sur un appel "à l'harmonie, la paix et
l'union des coeurs et des esprits" des citoyens.
Décision sans doute la plus sage, mais qui ne fut pas
acquise sans d'âpres discussions au sein de la Commission.
Plusieurs membres se ralliaient à l'attitude du comman-
dement militaire qui, pour l'honneur et même sans espoir,
voulait résister à l'agression anglaise. Ce que fit
d'ailleurs la Guadeloupe, tout aussi handicapée par la
disproportion des forces en présence. Il semble que ce
soit le souvenir des malheurs subis par les colons de
Marie-Galante après le combat livré aux mêmes envahisseurs
anglais pendant la guerre de sept ans qui explique cette
attitude. L'héroïsme était sacrifié à la sécurité.
La Guadeloupe occupée, les Anglais envoyèrent une
garnison à Marie-Galante. Leur chef désigna trois membres
de la Commission, qui passaient comme assez anglophiles,
pour administrer l'île sous leur contrôle et être
également leurs otages. Ce furent MM. COQUILLE, HOTESSIER
et BOURJAC qui acceptèrent cette mission ingrate qu'ils
devaient, plus tard, payer de leur vie.
Nota La résistance des Marie-Galantais aux Anglais pendant
la guerre de sept ans fait l'objet d'une controverse. Ce
qui est acquis, c'est que le troupes anglaises ayant
réussi à occuper partiellement la Guadeloupe envoyèrent un
de leurs vaisseaux en reconnaissance dans les eaux de
Marie-Galante. Ayant constaté les mesures de défense et la
réaction de force de la petite île, cet éclaireur regagna
la Guadeloupe. Un peu plus tard, les Anglais revinrent
avec des moyens et des effetifs importants. Après de durs
combats sur le rivage contre la troupe et les milices
locales renforcées par de nombreux esclaves armés et
commandés par leurs maîtres, les Anglais prirent
possession de l'île et firent payer très cher aux
habitants leur résistance.
Mais des intellectuels de Marie-Galante et même de
Guadeloupe reprochent à l'Histoire ainsi condensée d'avoir
omis une péripétie inattendue dont le pittoresque le
dispute à l'héroïsme. Avant de revenir avec des effectifs
considérables, les Anglais avaient attaqué l'île avec des
forces moindres. Ils avaient réussi, non sans peine, en
fin de journée, à établir une position solide sur les
plages au sud de Saint-Louis. Mais la nuit venue, ils
avaient installé leur campement sur place, à l'orée des
bois de mancenilliers dont les ordorantes petites pommes,
très semblables à celles d'Albion, les avaient séduits et
raffraîchis, jusqu'au proche moment où l'action de ce
poison mortel fasse son effet. Ayant tué plus de monde que
les fusils et les sabres des défenseurs, les mancenilliers
marie-galantais mirent en fuite une troupe décimée de plus
de ses quatre-cinquièmes qui se rembarqua précipitamment.