G.H.C. Numéro 65 : Novembre 1994 Page 1188
La dissidence de Marie-Galante
Guy Botreau Roussel Bonneterre
J'ai lu avec intérêt, dans le numéro 56 de janvier,
l'article consacré à Marie-Galante dont l'esprit, comme
certains détails, ne correspondent pas totalement à ce que
j'en savais. Le sujet a été traité, en effet, dans le
chapitre VII, notamment, de mon manuscrit sur une histoire
des Isles qui, jusqu'à présent, n'a pas trouvé d'éditeur.
Vous lirez ci-après la transcription de ce chapitre.
D'après mes archives familiales, la sécession de
l'île correspondait beaucoup plus au désir d'échapper au
trouble guadeloupéen qu'à une idéologie politique. Peut-
être savez-vous que le conflit entre conservateurs et
patriotes en Guadeloupe avait été d'autant plus violent
qu'il était dû à une fausse nouvelle. Je ne sais comment
cette fausse nouvelle d'une réussite de l'évasion du Roi
et de la Reine par Varennes s'était répandue à la Guade-
loupe. Avant d'être démentie, elle avait provoqué une
violente réaction des Royalistes contre les Patriotes.
C'était pour éviter des troubles semblables que la
majorité des notables de Marie-Galante avait décidé la
sécession en adoptant, bien entendu, les terminologies de
l'époque. La thèse qui m'a été transmise et que reproduit
mon chapitre varie notamment de celle que vous publiez sur
la composition du "Comité des Douze". Elle semble
confirmée par le sort ultérieur de certains d'entre eux dû
à leur appartenance à ce Comité.
Voici, d'après mes renseignements, comment il était
constitué :
- Paroisse de Capesterre : MM. COQUILLE, HOTESSIER père,
CADET-DUCLOS et FAUSSECAVE père;
- Paroisse de Vieux Fort (Saint-Louis) : MM. PARTARRIEU,
ENARD, ROMAIN cadet et ROUSSEL BONNETERRE;
- Paroisse de Grand-Bourg : MM. BOURJAC, LAMIèRE, ROUSSEL
BONNETERRE aîné et CARTAIDE.
Mon chapitre reproduit par ailleurs une décision du
Comité concernant l'affranchissement des esclaves, qui
prouve à la fois l'humanisme et le réalisme de ses
membres. J'ajoute que je descends personnellement du
ROUSSEL BONNETERRE qui était alors membre de ce Comité
pour la Paroisse de Vieux-Fort (Saint-Louis).
DISSIDENCE DE MARIE-GALANTE
Son gouvernement par le Comité des Douze
Sagesse et humanisme en faveur des esclaves
Très différent de celui de la Guadeloupe fut le
destin de Marie-Galante pendant la Révolution. Pas de
querelles intestines ni de drames sanglants.
Lorsque, sur la foi d'une fausse nouvelle, le baron de
CLUGNY eut renversé la vapeur, les notables de notre
petite île, acquis aux idées nouvelles, réagirent
violemment. Ils renvoyèrent en Guadeloupe leur lieutenant-
gouverneur, décrétèrent leur dissidence et en avisèrent la
Convention.
Pour administrer l'île sous l'autorité du gouver-
nement de la République, ils élirent un Comité de douze
membres, quatre pour chacune des trois "paroisses" (Grand-
Bourg, Vieux-Fort-Saint-Louis et Capesterre). Les deux
frères ROUSSEL BONNETERRE faisaient partie de ce Comité :
l'un parmi les représentants de Vieux-Fort-Saint-Louis
(l'agglomération de Vieux-Fort était alors la plus impor-
tante), et l'autre parmi les représentants de Grand-Bourg.
Quelque nuancées que soient leurs opinions, les
principaux habitants ou planteurs de Marie-Galante, moins
nombreux et d'origines moins disparates, abhorraient
l'atmosphère de guerre civile qui régnait en Guadeloupe.
Raisonnablement acquis aux idées nouvelles, ils manifes-
tèrent leur patriotisme en envoyant à la Convention un
émissaire chargé d'informer l'Assemblée de leur dissidence
et de leur fidélité à l'ordre nouveau.
Nous reproduisons ci-après, in extenso, une décision
du Comité des Douze qui atteste à la fois de leur sagesse,
leur sens de l'humain et leur conception de l'esclavage.
Car ce document dément de façon éclatante l'image tendan-
cieuse qu'en a donné par la suite une Histoire orientée.
Les esclaves n'étaient pas un cheptel. Ils étaient très
généralement considérés comme un prolongement naturel de
la famille, des sortes d'enfants de seconde zone, mais qui
justifient sollicitude et considération. Il y eut, certes,
des "bavures", comme il y en a de la part de parents
indignes martyrisant leurs enfants, mais l'Histoire a
voulu faire de l'exception la règle générale et c'est en
quoi elle doit être, en toute justice, rectifiée. Ce qui
ne signifie pas que la condition servile, quelles qu'en
soient les modalités, soit moralement admissible, car elle
affecte la dignité de l'homme.
C'est pourquoi, logiques avec leurs idées libérales,
un certain nombre d'habitants de l'île avaient multiplié
sans discernement les affranchissements d'esclaves. Et
l'on s'aperçut alors, par les cas sociaux parfois très
dramatiques qui s'ensuivirent, des inconvénients d'un
libéralisme généreux mais imprévoyant. D'où la décision
ci-dessous évoquée dont le lecteur mesurera à la fois la
sagesse et le climat moral qui était celui de l'esclavage
dans nos îles.
Voici cette Décision en date du 24 février 1794 :
"Plusieurs citoyens désirant procurer la liberté à
quelques-uns de leurs esclaves, et la municipalité de
Grand-Bourg demandant un mode d'affranchissement,
l'Assemblée,
Considérant que l'affranchissement doit être soumis à des
règles, parce que le bien dégénère en mal lorsqu'il n'est
pas renfermé dans de justes bornes,
Considérant qu'un Maître, sous prétexte de donner la
liberté, ne doit point se débarrasser d'un vieillard, d'un
infirme, d'un incurable, d'un sujet diffamé, qui devien-
drait à charge et dangereux pour la société,
Considérant qu'outre le bienfait de la liberté il faut
encore que le Maître pourvoie, au moins pour quelque
temps, à la nourriture et à l'entretien de l'affranchi
lorsqu'il n'aura aucun métier pour se les procurer,
Considérant que cet acte de la part du Maître ne peut
nuire aux intérêts de son créancier,
Considérant que la liberté ne doit jamais être la récom-
pense d'un crime commis ou à commettre,
Arrête provisoirement :
Tout Maître qui voudra procurer la liberté à un ou
plusieurs de ses esclaves en fera la déclaration aux trois
municipalités de la Colonie et désignera le nom, l'âge, la
qualité, les talents et les infirmités desdits esclaves,
ainsi que le genre de service qu'il y aura reçu;