G.H.C. Numéro 65 : Novembre 1994 Page 1185
Claude François Amour, marquis de BOUILLÉ (1739-1800)
Rodolphe Enoff
Au cours de quelques recherches, j'ai eu la surprise
de tomber sur 4 pages illustrées. Au recto de ce document
on peut lire le titre suivant : "Adieu foulard, adieu
madras". Je pousse plus loin ma lecture et découvre les
explications suivantes : "Célèbre et vieille chanson
guadeloupéenne, composée en 1770 par Claude, François,
Amour, marquis de BOUILLÉ, gouverneur de la Guadeloupe".
Cette chanson a bercé l'enfance de tous les Antillais
et a certainement fait le tour de toutes les régions
francophones du monde. Je me plais à rappeler que les
"transatlantiques", en larguant les amarres, laissaient
égrener quelques notes de notre traditionnel "Adieu
foulard". Ce moment du départ ne pouvait être vécu sans
une profonde émotion. En effet, "partir, c'est mourir un
peu...".
Le comportement de l'auteur-gouverneur, qui a laissé
aller sa verve poétique, a aiguisé ma curiosité. Aurait-il
eu une aventure amoureuse en Guadeloupe durant son
séjour ? Il assume, relativement jeune, la responsabilité
de gouverneur de la Guadeloupe : il a trente ans à peine.
Cela a fait dire à l'historien J. Ballet : "Il avait 29
ans. Il était beau et avait des manières d'une élégance
parfaite. Son âme était élevée et ferme. Vigilance,
hardiesse, résolution, telles étaient ses qualités".
Cette présentation élogieuse m'a incité à faire plus
précisément la connaissance du marquis-compositeur. Me
voilà en train de suivre le parcours de cet élégant
personnage. Nous apprenons qu'il est né le 19 novembre
1739, au château de Cluzel, en Auvergne (département de la
Haute-Loire). Louis XV est alors roi de France depuis une
quinzaine d'années et la Guadeloupe est occupée par les
colons français depuis plus d'un siècle. De CLIEU est
gouverneur de la Guadeloupe.
En première démarche, je m'adresse au château de
Cluzel, car il existe encore, et l'annuaire téléphonique
précise qu'aujoud'hui notre illustre personnage a un
héritier. Ma ténacité est récompensée quand, au bout de
quelques jours, je reçois une aimable lettre, accompagnée
de documents intéressants. D'après les biographes, il est
considéré comme étant le personnage le plus remarquable de
la maison BOUILLÉ.
Claude François Amour marquis de BOUILLÉ devient
orphelin dès l'âge de huit ans; il est alors élevé par son
oncle, Nicolas Joseph, qui devient son tuteur. Ce dernier
personnage était le premier aumônier du Roi Louis XV, et
il est nommé, plus tard, évêque d'Autun. Le jeune BOUILLÉ
est envoyé au collège Louis-le-Grand, à Paris, établis-
sement dirigé à l'époque par les Jésuites. A 14 ans, il se
destine au métier des armes. Il entre d'abord dans le
régiment de Rohan-Rochefort, ensuite dans les mousque-
taires noirs. Après deux ans, il obtient une compagnie
dans le régiment de dragons de la Ferronnays qui, en 1758,
rejoignit l'armée en Allemagne.
Durant la guerre de sept ans, notre futur gouverneur
participe à des actions remarquables. Entre autres,
l'engagement de GRüMBERG est à citer : le 22 mars 1761, il
l'emporte sur la colonne commandée par le prince hérédi-
taire (le futur duc de BRUNSWICK). Pour ce coup d'éclat,
il est chargé d'annoncer au Roi, en personne, la nouvelle
de ce succès. Il le fait avec une telle modestie que le
monarque l'interrompt en ces termes : "Monsieur de BOUILLÉ
n'oublie ici qu'une chose, c'est que c'est à lui que l'on
doit, en grande partie, les beaux résultats de cette
affaire". (Le maréchal de BROGLIE l'avait chargé de porter
au roi les drapeaux pris à l'ennemi).
A la suite de ce coup d'éclat, il est nommé colonel
et il reçoit le commandement du régiment de Vastan.
On le retrouve en 1765, poursuivant sa carrière mili-
taire à la Martinique. Lors d'un séjour en Métropole en
1768, il rencontre le gouverneur général de la Martinique,
ENNERY. Ce dernier appuie et obtient pour notre brillant
militaire sa nomination comme gouverneur de la Guadeloupe.
Il arrive à son nouveau poste le 7 février 1769. Ainsi, un
"comte" (NOLIVOS) est remplacé par un jeune "marquis";
est-ce une façon de valoriser le gouvernement de la Guade-
loupe ? (Il avait épousé, le 6 juillet 1768, Marie-Louise-
Guillaumette de BEGUE).
En 1777, notre marquis "chantant" est promu gouverneur
général avec le grade de maréchal-de-camp (ancienne appel-
lation de général de brigade). Lors des événements
d'Amérique, en 1778, il assure la fonction de gouverneur
général des isles du Vent (Guadeloupe, Martinique, Sainte-
Lucie et Tobago). Dans cette période, il organisa avec
succès une expédition contre la Dominique et il se rendit
maître de Tobago, Saint-Eustache, Saint-Christophe, Nevis
et Monserrat. Il remporte ainsi de nombreuses victoires
sur les Anglais. Comme nous le voyons, l'arc antillais
continue d'être le théâtre d'affrontements entre la France
et l'Angleterre (Louis XVI règne depuis 1774).
Après ces hauts faits, l'enfant d'Auvergne est promu
chevalier du Saint-Esprit par le Roi Louis XVI, le 11 juin
1783 (1).
En 1787 et 1788, il fut membre des assemblées des
notables. Notre noble, troisième rang dans la hiérarchie,
était disposé à accueillir des améliorations que réclamait
l'état de la France, pourvu qu'il ne fût point porté
atteinte aux lois fondamentales de la monarchie. En 1790,
il est nommé général en chef de l'armée de Meuse, Sarre et
Moselle. Dans cette période particulièrement agitée, son
commandement s'est avéré très difficile. Notre commandant
en chef dut faire face à de nombreux désagréments :
insurrections au sein de l'armée, pillage des caisses des
régiments, révolte de Nancy. Le roi Louis XVI admira sa
prudence et sa fermeté, si bien qu'il songea à lui donner
le bâton de maréchal. L'intéressé refusa en présentant
l'argumentation suivante :
"Ne voulant point que les factieux puissent croire son
dévouement au roi et ses services achetés par cette grâce,
et parce qu'il ne pouvait l'accepter pour prix d'un succès
obtenu contre des Français".
Des témoignages écrits lui furent adressés venant du
roi et du président de l'Assemblée nationale.