G.H.C. Numéro 59 : Avril 1994 Page 1032
COMPTE RENDU DE LECTURE
Claude Thiébaut
Arlette Blandin-Pauvert, Au pays des mabos, la société des
blancs créoles en Guadeloupe au début du siècle, éditions
Désormeaux, Fort-de-France, 1986, collection "Les grands
romans des Antilles françaises", 190 p.
Docteur Henri Bangou, Mémoires du présent, témoignages sur
une société créole de l'après-guerre à nos jours, éditions
Jasor, Pointe-à-Pitre, 1992, 252 p.
Décidément non, la vie n'est pas un fleuve tranquille.
On se souvient sans doute du film et de Daniel Gélin en
accoucheur devant deux semblables berceaux : "Duquesnois,
Groseille, ils ne partent pas dans la vie avec les mêmes
chances les deux loupiots". A l'évidence, c'était le cas
pour le petit Bangou et la petite Blandin-Pauvert.
L'un et l'autre ont raconté leur vie. Tout les oppose,
et pourtant... L'intérêt d'une mise en perspective de
leurs deux oeuvres réside dans ce "et pourtant".
D'abord les différences. Henri Bangou est né en 1922,
après la première guerre mondiale, Arlette Blandin-Pauvert
en 1913, soit juste avant. En fait, la cassure n'est pas
ici aussi nette qu'en France : avant comme après, c'est
toujours "l'âge d'or de la France coloniale".
Plus important : il est né dans une case du chemin
des Petites Abymes à Pointe-à-Pitre. Pour lui comme pour
son frère puîné, on a dû mettre par terre un matelas
derrière le rideau qui, très provisoirement tendu en
travers de l'unique pièce, faisait croire à l'existence
d'une chambre. Et c'est un "homme de couleur" (mais moins
noir que d'autres puisque descendant par sa mère d'un
petit Blanc créole de Basse-Terre).
Arlette Blandin, quant à elle, est née à la distillerie
Zévalos qu'exploite son père. Il y a plusieurs médecins
dans la famille. Sa mère est une fille Pauvert. En Marti-
nique on les appellerait "Békés", ici on dit "Blancs
Pays". Blancs, riches, avec une prétention à la noblesse.
Arlette Blandin-Pauvert n'est pas peu fière de préciser
que Zévalos a jadis appartenu aux comtes de Chazelles, que
les Cabre dont elle descend étaient marquis, qu'Adèle
Cabre a épousé un Delmas de la Coste, et Eugénie, le fils
de la baronne d'Autencourt. Ernest Souques est de la
famille. Il n'est pas noble mais est tellement puissant
(le Courrier de la Guadeloupe, le Syndicat des fabricants
de sucre, l'usine d'Arboussier, et pendant longtemps le
conseil général, c'est lui). Le portrait qui est brossé de
ce "Patriarche de la réaction" lève un peu le voile sur sa
vie privée et complète ce que C. Schnakenbourg et E.
Hotton en ont récemment dit et écrit. Au fil des pages,
Arlette Blandin-Pauvert évoque des figures familières,
Joséphine de Beauharnais bien sûr, et la future madame de
Maintenon (née d'Aubigné), et la famille de Retz, et
nombre de gouverneurs, aussi bien français qu'anglais,
tous amis d'hier ou d'aujourd'hui. Dans ce milieu, on
n'aime pas Victor Hugues, ni Schoelcher, ni Légitimus, ni
Boisneuf. A la fortune et à la naissance, ajoutons la
science : l'auteur insiste sur les excellentes études que
les fils ont faites en France, dans le droit, la médecine,
ou à Centrale.
Pour ce qui le concerne, Henri Bangou peut seulement
évoquer une grand mère maternelle qui était servante à
Basse-Terre ou bien, du côté de son père, le grand-père
Salomon, peintre en bâtiment, mort dans un accident du
travail...
Quand Arlette Blandin-Pauvert évoque Zévalos, Beauport,
Bélost, Sainte-Marthe, La Joséphine, et toutes les autres
"usines" et "habitations" qu'elle a connues, ou encore la
maison du docteur Colbert Cabre sur le cours Nolivos à
Basse-Terre, Henri Bangou évoque le Chemin des Petites
Abymes et surtout la rue Bébian, leurs cases et leurs
ornières, leurs quelques points d'eau, les lourdes charges
sur la tête des femmes, et tout le petit peuple de Pointe-
à-Pitre : les faubourgs des grandes villes se ressemblent,
on dirait un autre quartier Texaco (mais celui-ci attend
encore son marqueur de paroles).
Que de mondanités là (quelle toilette pour paraître
au bal, et à qui réserver la première danse ?), alors
qu'ici, la question est de survivre. Les Souques, Pauvert
ou Blandin achètent et vendent leurs usines (d'où les
déménagements), alors que la grand mère de la rue Bébian a
recueilli le petit Bangou (qui aurait tant aimé rester
avec maman) comme on recueille un petit nécessiteux. Un
petit nécessiteux qu'on nourrit le moins possible et à qui
chaque semaine on fait frotter toute la maison jusqu'à
l'évanouissement. On dirait une autre version de Rue Case-
Nègres.
Comme dans le roman, c'est l'école publique et le
système des bourses qui fera du docteur Bangou ce qu'il
est devenu. Chez les Cabre, même après la création du
lycée de Pointe-à-Pitre, futur lycée Carnot, on ira plutôt
au pensionnat de Versailles près de Basse-Terre, avec les
soeurs de Cluny. Pendant longtemps, Souques a bataillé au
conseil général pour qu'on ferme le lycée. On n'en
finirait pas de souligner les différences entre ces deux
destinées. Ici, les seuls Nègres qui entrent dans les
maisons sont les domestiques, par exemple la "mabo" (abré-
viation de "ma bonne", en Martinique on dirait "da"), là
on est dans la rue avec les Nègres, devant "le seuil
infranchi des maisons des Blancs créoles".
Les deux livres s'opposent en ce que le docteur
Bangou, en historien, ne va pas au-delà de ce qu'il sait
pour l'avoir vécu ou vérifié dans des documents écrits
(plusieurs sont donnés en annexe). Quand il rapporte une
légende ou une rumeur, il les présente comme telles. A
l'inverse, même si Arlette Blandin-Pauvert utilise
quelques documents d'archives, sa rigueur scientifique
connaît des éclipses : manifestement, elle mêle réalité
historique et fiction et se fait souvent l'écho de tradi-
tions qui avaient cours parmi les siens, d'où l'évocation
de ses ancêtres "Baume Garden" (pour "Baumgartner") ou du
poète Guy Tyrolien (au lieu de "Tirolien") qui témoignent
d'une transmission orale et non écrite. Sur quels indices
fonde-t-elle sa certitude d'être avec quelques autres "la
dernière des Callinagos" ? Ceci étant, son livre n'en a
que plus d'intérêt : il n'est pas un document historique
très fiable sur un passé qui s'éloigne, mais il est un
reflet fort intéressant d'une mentalité contemporaine.