G.H.C. Numéro 56 : Janvier 1994 Page 964
Ascension sociale à Cayenne
Descendance de soldats-habitants et d'artisans
Malheureusement, l'argent promis pour ces nouveaux
habitants n'arrivant pas, il faut le réclamer. Deux ans
après, en décembre 1689, le gouverneur écrit que "tous ces
pauvres soldats habitants, à qui le roi avait accordé un
an de solde et de subsistance, se trouvent dans un étrange
état par cette entreprise de Surinam où ils étaient tous
allés et même étaient la plus grande partie dans "Le
Dauphin", lesquels à leur arrivée ont trouvé toutes leurs
habitations en friche, leur longue absence les ayant
empêchés de les entretenir et cultiver." Ils meurent de
faim ou demandent l'aumône et on est obligé d'en réin-
tégrer certains dans les compagnies. L'opération ne répond
donc pas aux espérances. L'expédition contre les
Hollandais du Surinam, qui avait été montée par DU CASSE,
futur gouverneur de St-Domingue, en juin-juillet 1689,
avec 100 soldats et 60 habitants, avait été un échec et un
des navires, "Le Dauphin" s'était même échoué.
Ce peuplement de "soldats-habitants" apparaît
cependant clairement ici, avec les premiers ancêtres dont
on donne rarement le grade et la compagnie, comme "sergent
de la garnison, de la compagnie DESROSES" (SIMON, GORRY)
ou MATHEVET dont on a tout l'état de service, mais dont on
précise souvent le surnom, traditionnel, qui évoque
parfois l'origine, comme SAINT-GERMAIN qui vient de la
paroisse Notre-Dame des Champs à Paris, pas très loin du
quartier Saint-Germain, ou La FLEUR DU MANS, baptisé à
Notre-Dame de la Couture du Mans, mais qui peut être plus
banal comme BLONDIN, LA PLANTE ou DESMOULINS ou plus
surprenant comme LA MACHINE.
Ces soldats futurs habitants étant parfois des
artisans habiles et fort utiles à la colonie, il est
difficile de savoir si ceux qui sont mentionnés comme
artisans étaient auparavant soldats ou sont venus direc-
tement en tant qu'artisans.
Nous voyons un maître canonnier (PICHOT), un maître
maçon et tailleur de pierre (MAILLON père et fils), des
taillandiers (BOITTE, DUPOU), un charpentier entrepreneur
(MATHEVET).
Intéressons-nous plus longtemps à ce Charles MATHEVET
qui a eu la bonne idée de demander, en 1784, une pension,
qu'il n'a d'ailleurs pas obtenue (2). Pour cela, il donne
ses états de service et certificats. Né à Lyon le 16 mai
1732 il s'engagea en 1747, à quinze ans donc, comme
fusilier dans le régiment de Rohan-Prince, compagnie de
Valbock, et participa à la campagne de Flandre et au siège
de Maastricht. Dès 1748 il passa en Guyane comme fusilier
d'une compagnie du détachement de la marine avec un enga-
gement de six ans; en 1749 (il avait dix-sept ans !) il
fit partie des détachements contre les nègres fugitifs, et
cela pendant deux ans. "La fatigue et la mauvaise vie" y
faisait périr beaucoup d'habitants mais lui résista. Il
obtint enfin son congé en 1764, ayant servi dix ans de
plus que son temps d'engagement. Il continua alors à
servir, mais dans la milice et, en 1784, il y était
sergent de la compagnie des volontaires depuis dix ans. Il
considère donc qu'il a fait trente-sept ans de service et
qu'il mérite bien une pension, d'autant que ses chefs, en
1767, lui avaient fait un certificat élogieux, louant sa
capacité et son activité et le jugeant très intelligent et
de bonne conduite.
Il explique que s'il n'a pas été sergent des troupes
réglées c'est parce qu'il a "secondé les vues des chefs
qui ne cherchaient qu'à rendre la troupe utile à la
colonie, en faire des habitants et des gens à talents".
Ayant "du goût pour la charpente", il a suivi son penchant
et n'a cessé de "rendre service à Sa Majesté comme
charpentier entrepreneur". Il y a mérité l'estime et le
suffrage de ses chefs pour sa célérité à exécuter les
ouvrages pressants avec droiture et désintéressement. On
le voit en effet agir en tant qu'entrepreneur de bâtiments
(1) en 1766.
Les administrateurs transmettent donc son mémoire mais
en précisant qu'il "n'est pas dans le cas de recevoir une
pension" ! Il n'était en effet entrepreneur qu'à titre
privé et non "entrepreneur du roi" et les services dans
les milices n'ont jamais été récompensés de pension. Le
temps passant, quoique sans pension, Charles MATHEVET
deviendra "notable et habitant". Il est donc représentatif
d'une intégration réussie.
Les habitants
Seul Jean L'EAU, "de la province du Languedoc", semble
avoir été directement habitant. Il était établi à "la
rivière d'Ouyac", d'après le baptême de son fils François
en 1709. Il s'agit de l'Oyak qui passe à Roura tout près
de Cayenne. C'est d'ailleurs à Roura qu'on trouve sa
famille, de même que celles des soldats ou artisans
devenus habitants, les CHEVREUIL, les GORRY, les DUPOU. Le
registre de Roura ne commence qu'en 1725 et, avant cette
année et même souvent après, c'est à la paroisse Saint-
Sauveur de Cayenne que l'on trouve baptêmes, mariages et
décès. Il s'agissait là de petits habitants, assez
notables souvent cependant pour être inhumés dans
l'église, et chargés en général de nombreux enfants dont
seuls quelques uns survivaient.
Les filles du roi
Si on pouvait, même avec difficulté, trouver des
hommes pour peupler la Guyane, pour les femmes, c'était
plus difficile encore. Aussi les créoles trouvaient-elles
presque toutes un mari et, à peine veuves, se remariaient
en secondes ou même troisièmes noces, comme nous le voyons
pour Marguerite MATHEVET.
On essaya donc de faire venir des bateaux de "filles du
roi", comme pour le Canada, alors que cela n'a prati-
quement pas existé aux îles. C'est ainsi que, le 14
décembre 1694, le gouverneur FERROLLES (Pierre Eléonore
marquis seigneur de LA VILLE de FERROLLES) (3) annonce "Le
nombre de filles est complet; en deux jours, elles
auraient été mariées sans qu'auparavant je les ay voulu
disperser chez les plus sages habitants afin que les
mariages faits avec plus de loisir produisent par la suite
de meilleurs ménages." Le 26 janvier 1696, il peut
annoncer fièrement que, depuis le 1er janvier, les trente
filles envoyées par le roi "sont toutes mariées, et de
plus trois créoles". On trouve en effet dans les registres
de St-Sauveur de Cayenne, du 4 novembre 1694 au 1er
janvier 1696, ces mariages en série où l'on précise bien