G.H.C. Numéro 52 : Septembre 1993 Page 847
LE DOCTEUR CLèDE
Dire qu'il fut le plus grand médecin qu'ait connu Marie-
Galante et la Guadeloupe est une évidence que n'eussent
pas contestée même ses adversaire, s'il en exista. Son nom
est resté légendaire parce que toujours vivace dans la
conscience des Marie-Galantais de grand âge. Il n'étonne
personne de s'entendre dire "c'est pas comme le docteur
CLèDE" ou "le docteur CLèDE était un bon médecin", le
qualificatif "bon" englobant le praticien et l'homme.
Curieux praticien, en vérité, qui faisait payer les riches
(théoriquement) et pas du tout les pauvres ! Car les
premiers n'étaient pas des modèles de célérité pour lui
régler ses honoraires, ceux-là même qui ne manquèrent, à
l'occasion, de le harceler quand il devint leur débiteur!
Les Marie-Galantais, durant ces années trente, paieront
cher (lui, sa mansuétude ; eux, sa disparition). Homme, il
fut victime de sa prodigalité, médecin, de sa magnanimité.
A son égard, l'Etat français fut plus généreux, si nous
osons dire. Voici deux de ses décisions :
"Monsieur Clède,
Le Ministre de la Guerre informe qu'une médaille de bronze
lui est décernée et en récompense des soins qu'il donne
gratuitement depuis 15 ans aux militaires de la gendar-
merie et à leurs familles.
Paris, le 31 juillet 1926".
La seconde, du 20 août 1930, l'informe de l'allocation
d'une médaille d'argent.
Par la suite, la Légion d'honneur lui fut proposée, mais
refusée par lui : il était de ceux qui ne s'enorgueil-
lissent pas d'arborer à leur boutonnière, ce que d'aucuns,
des poètes peut-être, nomment "attrape grenouilles...".
Sa compétence était reconnue extra muros, non seulement
pour être un éminent généraliste, mais également en tant
que médecin ... radiologiste ! (L'on disait alors commu-
nément "rayons-X ou radioscopie de la vision des organes",
sans production de clichés). Des patients lui étaient
dépêchés de la Guadeloupe proprement dite, voire de Saint-
Martin et Porto-Rico ! (Véritable expédition en ce
temps !). Son assistant en l'espèce n'était autre que son
fils Raymond, né d'un premier mariage en France, homme de
nulle fonction définie. Et pourtant !
Dans son modeste laboratoire situé dans une grande
bâtisse aujourd'hui disparue, sise angle des rues du
Presbytère et Beaurenon (où se trouve actuellement la
banque du Crédit agricole), il isola certains microbes.
Son travail fut l'objet d'une publication en mai 1924
dont nous extrayons quelques lignes de la préface :
"Les examens de sang, des matières fécales, l'étude des
eaux stagnantes à Marie-Galante nous ont permis d'observer
quelques détails intéressants que nous croyons utiles de
signaler. C'est ce qui nous a déterminé à entreprendre la
publication des "Notes de Parasitologie" qui paraîtront au
fur et à mesure, sans aucune périodicité. Nous venons
d'annexer à notre Laboratoire de Parasitologie un Labo-
ratoire de Bactériologie dont les travaux intéressants que
nous pourrons y faire seront publiés dans un bulletin
spécial, "Notes de Bactériologie" analogue aux "Notes de
Parasitologie" (3).
Il fut le premier qui combattit la filariose, traita même,
chirurgicalement, de multiples cas d'éléphantiasis. Au
demeurant, l'éléphantiasis fut le sujet de sa thèse. C'est
peu dire que le docteur Eugène CLèDE fut un homme de
science autant qu'un praticien émérite. Il lui arriva même
de tenir la plume dans le journal "Le Nouvelliste". Homme
de culture, apanage logique de ses qualités humaines, nous
pouvons témoigner de l'importance de sa bibliothèque. En
1981, il nous a été donné de voir ce qui en restait (les
mites ne pouvant plus en faire leur ordinaire), dressé en
monticule poussiéreux dans la cour de la mairie de Grand-
Bourg. Ce qui fut une prise de guerre partit, sinon en
fumée, en tout cas n'illumina pas l'esprit de ceux qui
avaient la charge d'en assurer la pérénnité !
Nous avons dit qu'il fut le premier radiologue, peut-
être des Antilles françaises et anglaises, donc éminemment
sollicité par le corps médical. L'appareil fut installé en
1927. A sa mort, faute de spécialistes de cette disci-
pline, les Domaines héritèrent de l'appareil qu'ils entre-
posèrent à l'hôpital Sainte-Marie de Grand-Bourg. Cet
établissement se trouvant à l'étroit (comme les esprits
tutélaires, sans doute), le célèbre trophée acheva son
existence, nous a-t-on dit, livré aux intempéries, sous la
véranda dudit hôpital.
On ne saurait évoquer le docteur Eugène CLèDE, sans
parler de sa vie privée, ce serait faire abstraction d'un
important volet. Si nous avons fait allusion à sa prodi-
galité, c'est que nous avons voulu dire qu'il fut
également très galant homme, et d'une appétence remar-
quable envers la gent féminine. Par contre, on lui
connaissait peu d'amis vrais, hormis certains d'entre ses
pairs, anciens condisciples à Paris : par exemple, le
docteur Firmin DANGLEMONT et le docteur RICOU, autre
"blanc pays", autre sommité, qui, dans sa pratique profes-
sionnelle peut lui être comparé : l'hôpital général de
Pointe-à-Pitre s'honore du nom de Camille Ricou.
Le docteur CLèDE n'ayant pas été aussi heureux avec
ses compatriotes, puissent ces lignes raviver sa mémoire
et, peut-être, le souvenir de ceux qui l'ont connu.
Sa modestie s'en accommoderait.
Notes :
(1) "Merci Docteur !", nouvelle de Guy Tirolien, ou
l'expression littéraire de la personnalité du docteur
Eugène CLèDE. In : Feuilles vivantes au matin, p. 141,
Présence africaine, 1977.
(2) D'un bulletin de distribution des Prix, sis à la
Bibliothèque du Sénat à Washington, il paraît qu'Eugène
CLèDE y figure en compagnie d'Alexis LEGER, alias le poète
Saint John Perse. Source, Gérard Clède.
(3) Notes de Parasitologie. Moustiques et prophylaxie
culifuge, par le docteur Eugène Clède. Sceaux, Imprimerie
Charaire, 1924.