G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 781

Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac

et  les laisser égorger sans réprimer leur malice et  leur 
inclination à la rapine ?  Observez,  néanmoins,  ma mère, 
qu'il y en a beaucoup qui passent les années entières sans 
recevoir  un coup de fouet,  et que sur un nombre de  cent 
nègres,  les  châtiments  ne  roulent guère  que  sur  une 
dizaine.   Ce  sont  des  coquins  décidés,   de   mauvais 
garnements,   paresseux,  voleurs,  ivrognes  (les  nègres 
aiment beaucoup le tafia.  Cette liqueur forte extraite du 
sucre est très salutaire dans les pays chauds lorsqu'on la 
prend  à petite dose),  qu'il ne faut jamais perdre de vue 
parce  qu'ils cherchent toujours à débaucher  les  autres. 
Mais  me  direz-vous,  ils  ne peuvent  jamais  sortir  de 
l'habitation  à laquelle ils sont attachés et c'est là  le 
poids  qui  les  accable et les rend  malheureux.  Ils  ne 
peuvent  pas en sortir,  non pas sans permission (on  leur 
donne  cette permission par écrit autrement on  les  arrê- 
terait  en route) mais on ne refuse jamais à un bon  nègre 
la  liberté  d'aller  voir le dimanche  ses  parents,  ses 
connaissances  ou  d'aller à la ville pour  y  vendre  ses 
herbages,  sa  volaille  et toutes les productions de  son 
industrie etc.  Et votre domestique,  ma mère,  a-t-il  le 
droit  de  quitter votre besogne pour courir où  cela  lui 
fait  plaisir  ?  Il  faut plutôt qu'il obtienne  de  vous 
l'agrément,  je pense.  S'il faisait une longue absence et 
surtout  s'il disparaissait plusieurs  journées,  vous  le 
recevriez  fort  mal  à son retour :  c'est  là  ce  qu'on 
appelle  dans  ces contrées "aller marron",  c'est un  cas 
grave qu'on ne pardonne aux nègres que la première fois.
 Vous  voyez  donc  bien  que  leur  esclavage   ressemble 
beaucoup à la liberté de tous ces êtres en France qui sont 
obligés de gagner leur vie par le travail et que sous bien 
des rapports même,  il vaut infiniment mieux.  Qu'on cesse 
donc  de crier à l'inhumanité,  à la barbarie !  On traite 
ici mille fois mieux les esclaves que tous les Français ne 
traitent les blancs qui sont à leurs gages.  N'ont-ils pas 
conscience,  n'ont-ils pas honte de déclamer ainsi  contre 
les  colons  quand eux-mêmes exercent un  despotisme  bien 
plus  affreux  sur  tous ceux qui sont à  leur  service  ? 
Qu'ils  leur  fassent  au moins goûter un sort  plus  doux 
avant de prêcher aux américains un peu plus de  générosité 
et  de bienfaisance !  On ne méconnaît pas ici ces  vertus 
précieuses et c'est peut-être à Saint-Domingue,  plus  que 
partout  ailleurs,  qu'on  en  trouverait les  plus  beaux 
exemples et les plus fréquents... 

Solidarité pour les réfugiés

     Il faudrait voir avec quel empressement on reçoit ici 
dans toutes les maisons les malheureux qui ont échappé aux 
flammes  et aux brigands.  Depuis un mois il en arrive  au 
Port  de  Paix de tous les coins incendiés,  ce  sont  des 
femmes,  des enfants,  des vieillards qui se sont sauvés à 
travers les bois et des chemins impraticables,  la plupart 
en  chemise,  nu-pieds,  sans domestique et dans l'état le 
plus  déplorable.  J'en  ai  vu  dont  les  pieds  étaient 
déchirés par une trop longue course portant leurs  enfants 
sur  leurs  épaules et dont la seule nourriture avait  été 
pendant bien des jours de quelques fruits sauvages.
 Où  trouverons-nous  quelque âme charitable  qui  veuille 
nous  secourir disait une de ces femmes l'autre jour à  un 
vieux avare, à un harpagon qu'elle rencontra à l'entrée de 
la  ville.  Cet  homme  dur qui n'avait  jamais  connu  le 
plaisir  d'un  bienfait,  sentit  son coeur  ému  pour  la 
première fois. Il ne peut retenir ses larmes à la vue d'un 
spectacle si touchant :  "tous les  citoyens,  répondit-il 
aussitôt,   s'ils  étaient  ici,   ma  bonne  dame,   vous 
offriraient  un  asile et tous les secours dont vous  avez 
besoin, vous et tous les malheureux de votre suite. Que je 
me  trouve  heureux  de me voir seul  ici  témoin  de  vos 
misères !  Venez chez moi,  mes bons amis,  ma maison  est 
vaste  et commode et je n'épargnerai rien pour vous  faire 
oublier vos peines et vos fatigues;  vous n'aurez pas loin 
à aller, voilà ma case ".
 Tous acceptèrent avec reconnaissance ses offres si  géné- 
reuses  et  depuis  un mois il les traite comme  ses  plus 
proches parents,  ses meilleurs amis. Cet acte de bienfai- 
sance  de la part de ce citoyen détesté a étonné  bien  du 
monde, on l'admire, et chaque jour il le mérite davantage. 
Il  fait  aujourd'hui un usage bien beau de ses  millions, 
mais il n'est pas d'habitant, quelque peu aisé qu'il soit, 
qui  ne  donne  tous  les  jours  les  marques  les   plus 
sensibles, les plus touchantes d'un bon coeur; vous diriez 
un  peuple  de  frères.  En  France,  pourrait-on  exercer 
l'hospitalité  avec une plus haute vertu ?  Ah !  dans une 
circonstance aussi pénible,  aussi douloureuse, combien de 
ces  malheureux n'y auraient peut-être trouvé en bien  des 
endroits que des "Grand Dieu vous assiste" ?

Traîtres et fripons responsables de la Révolte

     Mais  ce  n'est pas envers les blancs seuls  que  les 
colons sont humains et généreux,  ils protègent aussi  les 
bons   nègres  et  leur  accordent  mille  douceurs.   Oui 
j'oserais  jurer  que jamais nos esclaves ne  se  seraient 
révoltés  contre nous si des traîtres,  des  fripons,  des 
aristocrates  (23),   d'odieux  mulâtres,   des   perfides 
espagnols  ne  les avaient pas égarés et engagés dans  une 
guerre funeste aux deux partis. Mais tous ces brigands qui 
les  ont soulevés ressembleront bientôt,  j'espère,  à  ce 
physicien  qui s'amusait à faire descendre le tonnerre  et 
qui finit par en  être écrasé.
 Mais  nous voilà heureusement presqu'à la veille de  voir 
finir  tant de calamités.  Nos camps se  rapprochent,  les 
ennemis sont renfermés dans un cercle plus étroit et  l'on 
se  prépare  à faire une attaque générale.  Ce  sera  sans 
doute le dernier combat que nous livrerons à ces rebelles, 
on  en exterminera la plus grande partie,  on fera grâce à 
quelques uns et la paix renaîtra. Que je le souhaite ! Que 
je  puisse faire au moins ma petite fortune (24)  et  vous 
revoir encore une fois :  Ah !  si jamais j'arrive à cette 
heureuse époque (vous aurez la béquille, ma mère, et votre 
fils la tète chauve), à ce moment tant désiré, que j'aurai 
bientôt  oublié  combien  il m'en a coûté de peine  et  de 
fatigues,  que mes jouissances seront douces alors !  Mais 
avant  de les goûter il me faut,  comme Hercule,  venir  à   
bout  de mille obstacles,  d'un million de travaux  et  je 
suis un bien petit Alcide.
(23) Curieuse expression sous la plume de Louis.
(24) Louis  est donc parti (ou reparti)  à  Saint-Domingue 
pour faire fortune, et non comme militaire.




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