G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 782
Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac
Eloignement de la famille
Aimez-moi toujours ma chère mère, écrivez-moi
quelquefois et veillez sur vos jours avec le plus grand
soin. Considérez à combien de personnes ils sont précieux.
Je viens d'obtenir un congé de quelques jours et je
remonte à la montagne pour y joindre deux personnes que
j'aime beaucoup, mes plus proches voisins : MM. Frémont
(25) et Duvignan (26), nous nous réunissons toutes les
nuits tantôt chez l'un tantôt chez l'autre afin d'être
plus à portée de nous secourir mutuellement, car ce n'est
guère que la nuit que les nègres osent nous attaquer. Je
ne crois pas que nous ayons rien à craindre tant que nous
serons ensemble (vous n'en croyez rien, nous sommes
cependant au milieu d'eux tous les jours). Deux ou trois
cents nègres ne nous feraient pas peur, nous sommes armés
jusqu'aux dents, comme on dit. Chacun de nous est muni
d'un fusil avec sa baïonnette, d'un sabre, de deux paires
de pistolets et d'un poignard. A combattre des ennemis mal
armés et sans courage, nous avons là de quoi faire au
moins une vigoureuse résistance.
Veuillez engager mes tantes Larive (27) et Grenière (28),
je vous prie, qui conversent si souvent avec le dieu des
armées, de l'intercéder pour nous : leurs prières
ferventes s'élèveront jusqu'aux cieux et j'ai la foi
qu'elles seront exaucées...
Mes dernières paroles ressemblent bien à la fin d'une
lettre, mais je n'avais pas l'intention de vous quitter
encore, je ne saurais vous laisser dans une incertitude
qui vous ferait sûrement trop de peine. Je vais donc
continuer à vous instruire des événements de cette guerre
d'esclaves. J'y joindrai quelques particularités de la
fureur aveugle des mulâtres et autres incidents. Je
demande votre indulgence pour mes longueurs, pour cet in-
folio.
Et la Révolte reprend le dessus
Bonne et fâcheuse nouvelle tout à la fois, les
mulâtres retirés à La Croix des Bouquets, poursuivant les
excès de leur folie étrange, viennent de s'avancer encore
devant le Port au Prince, la flamme et le fer à la main
(29). Ils ont menacé de le saccager si on ne leur aban-
donnait pas la moitié des forts de cette ville. Surpris
par cette troupe enragée, les habitants se sont assemblés
et, dans l'impuissance de repousser par la force cette
audace insolente, ils ont accordé à ces mutins tout ce
qu'ils ont voulu. Que l'Assemblée Nationale rende encore
des décrets en faveur de cette canaille ! Ne voilà-t-il
pas des sujets bien dignes d'exciter sa bienfaisance ? Ces
furieux ont incendié plusieurs habitations de ces
quartiers et tiennent pour ainsi dire tous les habitants
dans les fers. Ils ont même poussé la hardiesse d'écrire
au Général de ne pas différer un instant à se rendre au
Port au Prince pour y reprendre les rênes du gouvernement,
qu'il ne leur donnât pas la peine d'aller le chercher. Une
autre troupe de ces scélérats, non moins égarée, s'est
portée à Ouanaminthe à sept ou huit lieues du Cap. Là elle
s'est fortifiée et, protégeant le reste des rebelles, elle
a eu la basse et criminelle malice d'incendier une grande
partie de cette paroisse qui avait été épargnée
jusqu'alors. Il est presque prouvé aujourd'hui que ce sont
ces coquins qui sont les seuls moteurs de la rébellion des
esclaves. Qu'ils vont le payer cher !
Louange, honneur, gloire et réparation à l'Assemblée
Nationale ! Elle vient de réparer d'une manière bien
satisfaisante pour les colonies tous les torts qu'elle
avait envers elles. M. Bégouin (30), négociant du Hâvre et
membre de notre aréopage, a fait parvenir tout à l'heure à
Saint-Domingue, par un navire expédié extraordinairement,
un décret (31) que nos illustres représentants ont
prononcé dans leur sagesse. Qu'avec transport toutes les
bouches ont répétées un million de fois : Vive la Nation,
Vive la France ! A tous les coeurs bien nés, que la patrie
est chère ! Il n'est plus question de se donner à une
puissance étrangère. Chacun se félicite d'un événement si
heureux, tout le monde s'embrasse, la plus vive allégresse
dans toutes les âmes a remplacé la tristesse et la
crainte.
M. de Thouzard a profité de ce moment d'enthousiasme pour
grossir son armée. Il s'est embarqué pour aller remplacer
M. Vallereau qui, après avoir soutenu un combat de neuf
heures et s'être battu comme un dieu, est tombé subitement
malade, ce qui l'a obligé à donner sa démission (il
n'avait que trois cents esclaves avec lui et il eut à
combattre pendant toute une nuit douze à quinze mille
nègres. Jamais si peu d'hommes n'ont fait un si grand
carnage : tout était jonché de morts. Nous n'avons pas eu
dans cette affaire huit hommes de tués). Son digne succes-
seur, M. de Thouzard remporte chaque jour de nouveaux
succès. Il vient de soumettre le Port Margot, le Limbé, et
faire son entrée triomphante au Cap par terre. Il a laissé
une ligne de défense qui protège par le choix des postes
Le Limbé, Le Port de Paix, Plaisance etc. aux ordres de
M. de Rezen, lieutenant-colonel d'artillerie. Un coup de
canon doit avertir tous les postes et leur point de
réunion est marqué. Les brigands, les nègres révoltés ont
massacré eux-mêmes plusieurs de leurs chefs (32). (M. de
(25) Un des premiers habitante du Trou. Un membre de cette
famille fut syndic du quartier du Limbé lors des troubles
de 1764. Claude-Pierre Frémont était capitaine de milices
au Limbé en 1778.
Est-ce au Trou que va Louis ? la description correspond à
son expression "à la montagne".
(26) Duvignan ou Duvignau.
(27) Anne Marie de Calbiac o 1731, + 1800, x 1752 à Pierre
Tronche Duroc de Larive, fille de François de Calbiac o
1688, + 1760.
(28) Soeur de sa mère née Louise Grenier. Nous ne connais-
sons que Marie, dont nous ne savons rien.
(29) Ces événements durent de début septembre jusqu'à la
signature d'une convention le 23 octobre.
(30) Bégouen, voir bibliographie.
(31) Ce texte du 24 septembre 1791, dont Barnave a enlevé
le vote, abroge la loi du 15 mai précédent et confie à la
seule assemblée coloniale la législation sur les libres et
les esclaves.
(32) Est-ce une allusion à l'arrestation de Jeannot par
Jean-François qui le fit fusiller ?