G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 777
Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac
plusieurs nègres qu'on a tué dans ce camp la médaille de
Santo Gregorio). On ne s'est battu qu'une demi-heure et
l'armée est rentrée presque aussitôt. L'ennemi s'est
réfugié dans un de leur camp voisin et si près de celui de
Galifet qu'il paraît bien inconcevable que nous ne l'ayons
pas poursuivi dans ce poste : nos chefs s'entendraient-ils
avec les chefs des rebelles ? Ils ne devraient pas au
moins le faire soupçonner. Ce qu'il y a de bien certain
c'est qu'avec les forces que nous avions et notre train
d'artillerie, le camp Galifet devait être détruit entiè-
rement, et il subsiste encore car les nègres y sont
rentrés aussitôt après notre retraite.
Voilà un grand coup manqué et il est à craindre que
cela nous décourage. La guerre est écrasante dans les pays
chauds. Il n'y a qu'un succès continuel qui puisse en
faire supporter les cruelles fatigues : depuis un mois et
demi (17) nous ne dormons ni nuit, ni jour; nous sommes
toujours en course, en expédition et souvent la pluie sur
le corps. Jugez ma chère mère combien des hommes peu
accoutumés à tant de peines doivent être harassés. Aussi
sommes-nous presque tous malades (au Cap les blancs y
meurent comme mouches). Mais ce n'est pas là le moment
d'épargner sa santé. Ce n'est que par une grande surveil-
lance et les mouvements les plus rapides que nous pouvons
éviter la mort qui nous menace. Nous sommes entourés ici
d'un million de traîtres et nous n'avons que l'adresse et
le courage pour les combattre; les forces nous manquent
ainsi que le secours.
Solitude et peur
Dans le quartier où je suis, paroisse du Port de
Paix, on compte quarante nègres mâles pour un blanc ou
homme de couleur. Mulâtres libres et blancs, nous ne
sommes que huit cent cinquante. Ajoutez qu'il y en a
toujours les deux tiers soit en détachement, soit en
course, soit dispersés dans les habitations. Il n'y a donc
de stable au Port de Paix, pour fournir les différents
postes et faire les patrouilles, que deux cents quatre
vingt trois personnes et pas un homme de troupe de ligne.
Heureusement, nous n'avons pas à faire à des ennemis bien
redoutables. Ils ne sont à craindre que par leurs
trahisons. A force ouverte, ils ne peuvent nous résister
qu'un instant; ils viennent quelque fois nous faire des
bravades et nous charger d'injures à portée de fusil. Ils
se rangent même en bataille et, jetant des cris épouvan-
tables, ils tirent quelques coups toujours mal ajustés.
Mais après avoir essuyé deux ou trois de nos décharges,
leur coeur est frappé de terreur panique; ils fuient comme
des moutons, s'éparpillent, tombent devant vous lorsque
vous les poursuivez et se laissent tuer ainsi sans
chercher à se défendre. Quoiqu'il en soit, leur nombre ne
diminue guère et, s'il ne nous arrive pas bientôt des
forces de France, c'en est fait des Colonies. Nous nous
fatiguons trop pour tenir la campagne longtemps, les
maladies viendront dépeupler nos camps et nos ennemis
feront de nouvelles recrues. Dans peu, le mal gagnera
toutes les parties de cette île et le plus riche pays du
monde, St-Domingue, ne sera plus qu'un monceau de cendres
et de cadavres.
Les nègres ont cependant manqué leur coup, toute la
colonie devait être en feu le même jour que la plaine du
Cap a été incendiée, on ne sait pas encore pourquoi les
autres quartiers ont été épargnés. Beaucoup de personnes
se persuadent que les autres esclaves ont voulu, avant de
se soulever, être assurés plutôt du succès de ceux du Cap,
comme étant les plus nombreux, et que, voyant aujourd'hui
leur chute inévitable, ils demeuraient politiquement
tranquilles. Si c'est là le vrai motif qui seul les engage
à se tenir en paix, nous ne tarderons pas à voir éclater
partout cette trop funeste conspiration parce que cela ne
dépendrait pour lors que d'une fausse nouvelle, d'une
victoire signalée sur les blancs par exemple, adroitement
annoncée parmi eux par quelque fugitif perfide. J'aime
mieux croire que beaucoup d'ateliers, fidèles aux blancs,
ayant refusé d'entrer dans cette coupable trahison, ont
fait manquer un coup dont la commotion devait se faire
sentir d'un bout de la colonie à l'autre. Il n'est pas
douteux que les nègres abhorrent tous les hommes de notre
couleur, mais leur coeur est touché par les bienfaits et
leur haine est étouffée par la reconnaissance. Aussi a-t-
on vu des ateliers dans la plaine du Cap se ranger autour
de leurs maîtres et se faire massacrer à leurs côtés pour
leur sauver la vie. Combien de nègres ont emporté, à
travers les flammes et les ennemis, des blancs qui leur
étaient devenus chers; combien d'autres se sont échappés
du camp même des rebelles pour apporter quelque nourriture
à des habitants qu'ils avaient fait cacher dans des bois
ou des grottes profondes. Mais ils n'ont montré tant
d'amour et de reconnaissance que dans ces premiers moments
de révolte où leur âme était encore pleine de respect,
d'obéissance et du souvenir du bien qu'on leur avait
fait...
Outrages faits aux femmes
Qu'ils se comportent bien différemment aujourd'hui,
la tête toujours échauffée par une liqueur forte, par le
tafia ! Ce sont des enragés, des tigres furieux, des bêtes
féroces tellement emportées contre nous qu'ils dévorent
jusques aux femmes et aux enfants qu'ils ont malheureu-
sement surpris dans plusieurs habitations. Ils en ont
largué quelques unes dans les bois mais après leur avoir
fait tant d'outrages que la mort la plus cruelle eut été
préférable. Les plus jolies ont été conservées parmi eux
et ils en ont fait à la fois leurs femmes et leurs
esclaves. Elles leur lavent les pieds, leur apprêtent à
manger et, si peu qu'ils soient mécontents de leur
besogne, leur chair délicate est déchirée à coups de
fouets. Mais les barbares comptent adoucir ce trop rude
châtiment en les obligeant à satisfaire la passion brutale
d'un millier de leurs monstres.
Nous avons déjà délivré plusieurs de ces femmes
infortunées et leur récit fait frémir la nature. Quelques
unes d'entre elles y ont vu périr leurs filles dans des
tourments affreux et passer encore après leur mort dans
les bras sacrilèges et ensanglantés de ces monstrueux
(17) Cette partie de la lettre daterait du 6 octobre 1791,
soit 45 jours après le début du soulèvement le 21 août.