G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 776
Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac
déjà cernés dans ce poste sans qu'aucun d'eux ne se fut
encore aperçu de ses mouvements et de ses dispositions; il
allait donner les ordres de forcer quelques faibles
retranchements lorsqu'une vieille négresse, l'une de leurs
pythonisses, ayant entendu du bruit, courut sonner la
cloche (chaque habitation en a une soit pour rappeler les
nègres du travail, soit pour les y faire retourner). Alors
les révoltés se réveillent, sautent sur leurs armes et
tirent à tort et à travers des coups de pistolets, de
fusils, de canon qui n'atteignirent personne. M. de
Blanchelande paraît le premier dans ce petit fort, sa
troupe le suit de près et pendant deux heures, ils firent
un carnage affreux de ces brigands; il n'en échappa pas un
seul, ils étaient là au nombre de quatre à cinq cents. On
leur prit six pièces de canon, plusieurs barils de poudre
et de balles, beaucoup de provisions de bouche, quelques
sacs pleins d'argenterie, de bijoux, de papiers précieux,
immensément de linge etc. M. de Banchelande n'eut qu'un
homme blessé légèrement au bras d'un coup de feu. Nous
leur avons livré au moins vingt combats avec le même
succès (11).
La liberté n'est pas faite pour tout le monde
MM. de Blanchelande, d'Assas (12), Vallereau,
Thouzard (13), Rouvray, Casamajor (14), Verneuil, etc.
campent séparément dans la plaine et jusque dans les
mornes, à la tète chacun de quatre ou cinq cents hommes.
Outre cela nous avons au moins trente détachements gardant
les défilés et tous les chemins entre les différents
camps, de manière que, tenant les rebelles renfermés dans
un cercle (mais qui contient au moins soixante lieues de
circonférence), ils ne peuvent pas se répandre dans les
autres parties de la colonie où les nègres paraissent
tranquilles, à moins qu'ils ne détruisent nos armées ou ne
nous forcent dans nos postes, ce qui deviendrait
absolument impossible s'il existait parmi nous autant
d'union que nous montrons de courage et de vigueur.
Mais une troupe sans discipline obéit toujours mal, des
citoyens sont de mauvais soldats, chacun se croit assez
habile pour commander et de là naissent les rivalités, les
querelles, les imprudences. Cette guerre d'esclaves serait
déjà achevée et beaucoup moins d'habitants ruinés si le
pouvoir exécutif avait eu dans cette affaire toute sa
force et son activité. On commence à se repentir ici
d'avoir imité la France dans ses réformes et ses
principes; dans un pays où l'on ne peut exister sans
esclaves, on doit bien se garder d'y faire proclamer le
droit de l'homme (dans les premiers jours de l'insur-
rection, une troupe innombrable de nègres se présentèrent
presque sous les batteries du Cap, demandant le droit de
l'homme). La liberté n'est pas faite pour tout le monde,
il y a des êtres même pour qui elle ne serait qu'un
malheur de plus, les nègres surtout sont de ce nombre, ils
commettraient les crimes les plus atroces et s'entr'égor-
geraient s'ils devenaient libres tout d'un coup. Cette
caste est trop vicieuse, trop imparfaite, trop sauvage
pour jouir en paix d'un bien que les hommes même civilisés
ne peuvent goûter que sous l'égide des plus sévères lois.
On ne doit faire envisager la liberté aux nègres que comme
une récompense de leurs services et de leur bonne
conduite. On peut bien l'accorder à quelques-uns d'eux
sans doute, mais il faut user de cette faveur avec discer-
nement et modération. Les colonies seraient perdues si
l'on faisait la même grâce à tous et l'Amérique
deviendrait une seconde Guinée, elle serait bientôt
inculte et dévorée par les guerres intestines. Ce serait
même pire qu'à la Côte d'Afrique, parce que sous cette
zone torride les nations nègres ennemies ne logent pas
dans la même enceinte, les Mondongues (15) n'habitent pas
avec les Congo, les Arada sont séparés des Mozambiques, au
lieu que dans ces climats on trouve dans la même habi-
tation des Congo, des Mondongues, des Arada, des Bibi, des
Aoussa, des Nago, des Hiara etc. (et des créoles, ceux-là
veulent l'emporter dessus tous, cette rivalité a souvent
mis la zizanie dans leur camp et a fait verser bien du
sang). Presque toutes ces nations différentes sont conti-
nuellement en guerre dans leur pays et si le désordre
s'introduit ici souvent dans les ateliers, c'est parce
qu'ils sont presque tous composés de ces diverses castes.
Les habitations les plus faciles à gouverner sont celles
qui ne sont peuplées que de nègres de même nation; mais il
y en a bien peu...
Trahison des espagnols et incapacité des chefs
Je m'interromps un moment pour lire une lettre qu'on
m'apporte, elle est datée de la plaine du Cap. Les
nouvelles qu'elle contient sont alarmantes, en voici un
extrait :
Avant-hier le camp Galifet (16) qui renfermait environ
dix à douze mille nègres a été attaqué. Mais, les dispo-
sitions ayant été mal faites, les rebelles l'ont évacué et
n'ont perdu dans leur fuite que cent cinquante hommes. On
leur a pris quelques pièces de canon dont trois d'une
fabrique inconnue ce qui fait présumer que quelque puis-
sance étrangère (l'Espagne) nous trahit (on a trouvé à
(11) Ces opérations s'effectuent durant la première
quinzaine de septembre.
(12) Chevalier Louis André d'Assas, né à Alais le 02 04
1749. Sous-lieutenant au régiment d'Auvergne où servirent
plusieurs d'Assas dont le héros de Clostercamp. Lieutenant
le 06 11 1771. Passé dans le régiment de Gatinois au
dédoublement de 1776. Capitaine le 21 12 1778. Il devait
être au siège de Yorktown. Major du régiment du Cap le 28
05 1784. Chevalier de Saint Louis en 1786. Colonel de ce
régiment, devenu le 106ème, vers 1792. D'autres sources le
donne comme commandant de la Garde Nationale du Cap.
Blessé dans une émeute le 02 12 1792. Il demande un congé
en France pour raison de santé qu'on lui refusa. Il donne
sa démission le 06 07 1793. Rentré en France en Prairial
an III. Réintégré ne guérit pas et mourut en Brumaire an
III. Franc-maçon.
(13) Lieutenant-colonel (au régiment du Cap ?).
(14) Anne Louis Gabriel chevalier de Casamajor (1749-
1817). Major au Port de Paix, chevalier de Saint Louis en
1789. Lieutenant-colonel du régiment du Cap, puis colonel
en mai 1792.
(15) Mandongues : Mandingues, ethnie de l'intérieur du
Sénégal.
(16) Propriété à La Petite Anse.