G.H.C. Numéro 37 : Avril 1992 Page 556

A propos des noms donnés aux gens de couleur libres
Leo Elisabeth

(Voir GHC page 426)

  En  dépit  de la nécessité d'une étude menée  systémati- 
quement île par île,  des cadres historiques peuvent  être 
déterminés.
  Tout  d'abord,  au XVII° siècle,  la question est encore 
peu sensible.  Un mulâtre prend normalement le nom de  son 
père  tandis  que l'esclave à qui on donne le nom  de  son 
maître,  comme  FABULé à Saint-Pierre en 1664,  n'a  qu'un 
surnom.  Encore  en 1682,  le père Mongin note  systémati- 
quement  les "noms et surnoms",  comprenons nom de baptême 
et surnom. Ce ne sont pas de véritables noms puisqu'ils ne 
sont  pas  transmis à la génération  suivante.  Au  XVIII° 
siècle,  dans  les listes d'esclaves,  l'usage de ne  plus 
recopier que le nom prévaut.
  Un  frein a existé au XVII° siècle :  le risque pour  le 
père d'un mulâtre illégitime d'avoir à payer une amende  à 
l'hôpital.  Pour cette raison,  le Conseil Souverain de la 
Martinique interdit, le 16 juillet 1670, de baptiser aucun 
enfant  et  de nommer le père sans exprès commandement  de 
celui-ci. Certains le font néanmoins en se contentant même 
d'un on-dit.  Surtout,  avec l'âge,  l'usage fait  souvent 
reparaître le nom du père.
  Vient  une  période où le nom sera considéré  comme  une 
marque   de  distinction  entre  familles  blanches   (qui 
craignent  que des homonymies puisse les faire  soupçonner 
d'être de sang-mêlé) et gens de couleur libres.

  Le   premier   cas  est  fourni  à  la  Martinique   par 
l'intendant HURSON, en août 1752. A la suite d'une plainte 
déposée par des blancs après la publication des bans  d'un 
mulâtre illégitime,  il interdit aux curés de citer le nom 
du père. Pour l'avenir, invoquant la loi métropolitaine de 
1734,  il leur ordonne de porter la mention "père inconnu" 
sur les actes de baptême, sauf en cas de demande formelle.
  Allant plus loin, le 4 janvier 1755, un arrêt du Conseil 
de  Port-au-Prince  exige,  à l'occasion d'un procès  fait 
après le décès d'un blanc père d'enfants de couleur  illé- 
gitimes, que le curé fasse mention du consentement "écrit" 
du père.
  Une  autre  étape est franchie après la guerre  de  Sept 
Ans,  dans  le cadre d'une politique nettement hostile aux 
libres de couleur, définie à Versailles. 
  La  Guadeloupe est alors la première à se  signaler  par 
l'arrêt  du  Conseil  du  15  novembre  1763,  car  l'abus 
consistant  à donner le nom de leur père blanc à des illé- 
gitimes  de  couleur  est "préjudiciable à  la  sûreté  de 
l'Etat  et à l'honneur des familles".  Des sanctions  sont 
prévues :  300 livres coloniales d'amende à l'encontre  de 
l'illégitime,  100  pour l'officier public "aui aura donné 
un  autre nom que celui du baptême".  L'application  étant 
rétroactive,  injonction  est faite pour la première  fois 
aux notaires et greffiers de biffer les noms déjà utilisés 
abusivement dans leurs actes.
  S'agissant   maintenant  d'une  affaire   d'Etat,   nous 
arrivons au temps des ordonnances.  La Martinique se met à 
jour  le 6 janvier  1773.  L'amende est pour  la  première 
fois de 500 livres,  de 1.000 en cas de récidive.  A Case-
Pilote,  des  affranchis récents comme LAFAYE BEAUBRUN ont 
vu  leur nom biffé dans le  registre  paroissial.  L'usage 
étant  plus  fort,  celui-ci retrrouve ce nom  plus  tard. 
Ailleurs,  d'autres n'ont pas été inquiétés,  sans doute à 
cause de l'ancienneté.

  Les 24 juin et 16 juillet 1773, St-Domingue va plus loin 
en  prétendant  contraindre "tous  les  nègres,  mulâtres, 
quarterons  et  métifs  libres"  non  mariés,  qui  feront 
baptiser  leurs enfants,  de leur donner "outre le nom  de 
baptême (...),  un surnom tiré de l'idiome africain, ou de 
leur métier ou couleur". 
  Les registres paroissiaux ou notariaux,  étant contrôlés 
par  les  autorités,  l'application des  interdictions  de 
1763,  1772 et 1773, réduit la plupart des nouveaux libres 
à  un  prénom.  Les  curés,  toujours préoccupés  par  les 
filiations,  réagissent en transformant souvent le  prénom 
de  la  mère en nom de famille après le mariage  de  leurs 
fils.  L'évolution  se  précise  vers la  fin  des  années 
quatre-vingts  du  XVIII° siècle et l'usage dure en  plein 
XIX° siècle. Ainsi, mon ancêtre Elisabeth, dont la liberté 
est confirmée en 1832,  avait un fils Daniel.  Lors de son 
mariage, fils d'Elisabeth, il devient Daniel ELISABETH.
  Dans  des  familles légitimes,  le prénom  du  père  est 
devenu nom de famille.  Certains frères peuvent prendre un 
surnom  qui  finit par l'emporter,  un peu comme pour  les 
noms de branche.
  A  la Martinique,  en liaison avec la  vérification  des 
libertés,  pour mieux les contrôler,  l'arrêté du 15  mars 
1803  prétend obliger les libres de couleur à "prendre  un 
nom   propre  qui  puisse  les  faire  connaître  et   les 
distinguer de ceux qui portent le même nom de baptême."
  L'arrêté  du  12 novembre  1830 supprime  les  anciennes 
lois  discriminatoires.  De nouveaux règlements rendant la 
confirmation   des  libertés  plus  libérale  et   surtout 
gratuite,  six  ans plus tard les autorités se  retrouvent 
devant  un  problème encore plus difficile à résoudre  que 
sous  l'Empire  et obtiennent l'ordonnance  royale  du  29 
avril  1836.  Il est interdit de prendre le nom d'un blanc 
sans  le  consentement écrit de  toute  la  famille.  Mais 
l'attribution d'un nom devient obligatoire. 
  Au moment de l'application, les responsables locaux, qui 
se  concertent  entre la Martinique et la Guadeloupe  pour 
appliquer  des  procédures identiques en  même  temps,  ne 
laissent guère les individus libres de choisir leur nom. A 
la Martinique, l'ordonnance promulguée le 31 juillet 1836, 
est  appliquée à compter du 12 octobre.  Nous sommes  loin 
des  deux ans calculés par un de nos lecteurs  pour  faire 
avancer un dossier.
  Certains  sont peut-être arrivés avec leur nom africain, 
comme QUINQUA, négresse Moko. D'autres portant l'anagramme 
de la famille blanche dont ils sont issus ou dont ils  ont 
été esclaves,  CROUZET donne TEZOURC.  Le fils légitime de 
Victor devient VICTOR.  Quelques rares femmes reçoivent un 
prénom  féminin  comme  nom.   Plus  normalement,   Titine 
devenant TITINA,  les familles qui portent un nom de femme 
sont  présumées  jusqu'à  preuve du  contraire  avoir  été 
affranchies avant 1836.  CHARPENTIER avait déjà ce métier, 
PINCEAU était peintre. Surtout, nous voyons apparaître une 
pléthore de noms grecs,  latins, tirés de la géographie ou 
de la nature.  Tout n'est pas laissé à l'imagination indi- 
viduelle.  Gérard  Lafleur  est  sur la voie  lorsqu'il  a 
l'impression  que  l'officier  d'Etat  civil  utilise   un 
dictionnaire.  Pour  comprendre,  il faut mettre plusieurs 
années d'affranchissements par ordre alphabétique.  On  se 
rend compte alors que d'une paroisse,  puis d'une commune, 
à l'autre,  les noms sont différents. Si chacun faisait ce 




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