G.H.C. Numéro 34 : Janvier 1992 Page 486
REFLEXIONS SUR LA TOPONYMIE DE LA GUADELOUPE
Gérard Lafleur
La toponymie est plus qu'une simple curiosité anecdo-
tique. Le nom d'un lieu est le résultat de son histoire
et, surtout, la marque des hommes qui y ont vécu. Sa
dénomination a subi des modifications successives jusqu'à
ce qu'il nous parvienne.
Retrouver celles-ci, c'est retracer les occupations
humaines successives et, indépendamment de l'aspect de la
montagne, du morne, de la portion de côte ou de la vallée,
c'est la vision du groupe qui les a baptisés que nous
appréhendons.
Lorsque l'occupation, à un moment donné, a été
brutale, la filiation est coupée. Les premiers occupants
avaient nécessairement désigné l'espace occupé : on peut
donc être frappé par le fait qu'en Guadeloupe, très peu de
noms soient d'origine caraïbe.
En cherchant bien, nous en trouvons quelques-uns :
l'île Kahouane, dont la forme générale en carapace de
tortue justifie son nom caraïbe, qui signifiait justement
tortue.
Les rivières du Petit et du Grand Carbet, avec les
chutes, sont aussi des noms qui rappellent la langue
caraïbe, mais il est évident que les Amérindiens les
désignaient par un autre nom. On peut aussi, sans doute,
ajouter la rivière Sence, nom qui fut utilisé comme patro-
nyme par une famille d'Amérindiens intégrés à la société
coloniale à Bouillante dans les années 1660-1670 et qui se
rapproche très fortement du nom du vieil indien qui fut
massacré par les hommes de L'OLIVE quand ce dernier voulut
occuper le village et les jardins qui se trouvaient sur
l'emplacement de ce qui est devenu Vieux-Fort (Dutertre
"Histoire générale des Antilles", 1978 I 104). On peut
également, à mon avis, ajouter la rivière Caillou qui
traverse le bourg de Pointe-Noire, nom francisé de Cayou,
selon l'orthographe usitée pour la rivière qui marque la
limite sud de la réserve caraïbe de la Dominique.
Ainsi, la très faible représentation de la langue
caraïbe dans la toponymie met en valeur le caractère
violent et rapide de l'occupation du sol au XVII° siècle.
Par contre, dans les méthodes culturales, dans la manière
d'exploiter le sol et la mer, dans les noms des plantes,
l'héritage est beaucoup plus important car il s'est
transmis insensiblement dans la première moitié du XVII°
siècle, alors que les nouveaux arrivants avaient besoin de
se repérer immédiatement dans le nouvel espace; de plus,
en lui donnant un nom, ils prenaient symboliquement
possession de la côte qui le délimitait.
En comparant la toponymie de la Guadeloupe avec celle
des îles restées sous la souveraineté caraïbe jusqu'en
1763, la Dominique et surtout Saint-Vincent, nous voyons
la différence car, dans ces deux îles, les noms de cette
origine sont extrêmement nombreux (Barroualie, Rabacca,
Yambu, Macaricau, etc.)
L'héritage espagnol est également peu important, bien
que nous lui soyons redevables du nom des îles : Guade-
loupe en tout premier lieu, en ce qui nous concerne, mais
aussi Marie-Galante, les Saintes, la Désirade. Le passage
de leurs bateaux qui "venaient faire de l'eau" a laissé
leur souvenir à la rivière des Galions, laquelle
d'ailleurs n'était pas celle que nous connaissons mais
l'actuelle rivière des Pères. L'habitation des Dominicains
lui étant contiguë, elle fut débaptisée et le nom "rivière
des Galions" émigra légèrement vers le Sud.
Une grande partie de la toponymie met en valeur la
vision maritime des premiers colons. C'est le cas de Terre
de Bas et Terre de Haut pour les Saintes ou les îles de la
Petite Terre au large de Saint-François.
Au XVII° siècle, la "Terre d'en haut" était celle qui
se trouvait au vent dominant, l'est en l'occurrence,
lorsqu'il y avait deux îles très proches l'une de l'autre,
et qui était la première atteinte par les voiliers qui y
arrivaient. L'autre était, naturellement, la "Terre d'en
bas". Dans le même ordre d'idée, pour une terre plus
importante, la Côte au vent était la Capesterre et la Côte
sous le vent, la Basse-Terre. De ce fait, ces deux noms
sont restés accolés au bourg le plus important de chacune
de ces côtes.
Basse-Terre resta attaché au nom du chef-lieu en
Guadeloupe proprement dite et, en 1759 encore, il
désignait Grand-Bourg de Marie-Galante, qui s'appelait
bourg de la paroisse de la Basse-Terre. C'est encore le
nom de la capitale de Saint-Kitts, l'ancienne Saint-
Christophe et ce fut celui de Saint-Georges, au temps où
l'île de Grenade était française.
A Marie-Galante, par contre, Capesterre ne s'imposa
que plus tard pour désigner la paroisse de Sainte-Anne.
Sans doute le nom continuait-il usuellement à désigner la
région et il s'imposa contre la volonté des cartographes
et des autorités administratives.
C'est surtout en Guadeloupe proprement dite que cette
vision maritime est particulièrement perceptible, du fait
de l'ancienneté et de la précocité de son occupation et de
son organisation administrative.
Au XVII° siècle, le centre de la Côte sous le vent
était occupé par la paroisse de l'Ilet à Goyaves, du nom
du petit îlet qui se trouve au nord du quartier, en face
de Malendure, point de repère idéal pour les navigateurs
de l'époque comme pour ceux du XX° siècle, puis, plus au
nord, se trouvait la paroisse du Grand Cul de Sac Marin,
qui était limité au sud par la rivière Colas (ou à Colas),
limite nord de Bouillante, jusqu'à la rivière du Coin,
limite nord de la commune du Petit-Bourg. Elle faisait
pendant à la paroisse du Petit Cul de Sac Marin (Petit-
Bourg et Goyave).
L'évolution de la toponymie de toute cette région est
caractéristique des préoccupations de ceux qui étaient
directement intéressés par ce problème : les autorités
administratives qui voulaient dresser des cartes en vue
d'une administration harmonieuse. Bien souvent, les carto-
graphes officiels qui vinrent plus tard essayèrent de
désigner des lieux par des noms qui exprimaient une vision
autre que celle des pionniers, une vision plus terrienne
et non dénuée d'arrière-pensées politiques. Or, après
quelques hésitations perceptibles sur les cartes, c'est
souvent le nom primitif qui reprenait le dessus, les
habitudes étant les plus fortes. Dans ce cas, on voit bien
la continuité dans la transmission de l'héritage oral.