G.H.C. Numéro 28 : Juin 1991 Page 342
DEUXIEME BIENNALE DE L'OUTRE-MER FRANCAIS
Pierre Bardin
L'actualité a-t-elle une place dans notre revue ? De
prime abord, son titre nous incite à dire non. A y regar-
der de plus près, j'en suis moins sûr. Toutes ces généalo-
gies (familiales, historiques, de réussites ou d'échecs)
sont les racines apportant la sève au tronc commun de ce
qu'il est convenu de nommer la Grande Histoire, toutes
origines ethniques et géographiques confondues. Mais ce
besoin, cet intérêt pour notre passé, ne nous occultent-
ils pas l'Histoire qui se crée devant nous ?
C'est la question que je me posais en assistant, les
27 et 28 avril, au Parc floral de Paris (hâvre de calme et
de beauté, soit dit en passant), à la Deuxième Biennale de
l'Outre-Mer français. Dire qu'elle fut un succès popu-
laire, au meilleur sens du terme, est un euphémisme, mais
on pouvait, m'a-t-il semblé, y déceler un formidable
bouleversement historique.
Si, depuis le XVIII° siècle, le fait "créole" a
influencé telle ou telle partie de notre mode de vie,
aujourd'hui, c'est à une véritable mutation ethno-sociolo-
gique qu'il nous est donné d'assister. Elle est due à
l'arrivée massive de nos compatriotes d'Outre-Mer dans
toutes les branches, publiques ou privées, et souvent au
plus haut niveau, de l'activité industrielle, technique,
médicale, etc. Aujourd'hui vivent à Paris et dans sa
région autant de gens qu'aux "Isles". Sait-on par exemple
que plus d'un tiers des habitants de Sarcelles est origi-
naire des Antilles ? L'île de France est devenue "la
cinquième région domienne" (les "domiens", pour ceux qui
l'ignoreraient, sont originaires des D.O.M., départements
d'Outre-Mer : Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion).
Tout cela ne va pas sans résonnance modificatrice sur
"notre vécu quotidien", comme on dit dans les salons.
Survolons la Biennale, miroir de cette mutation.
Dans le domaine des variétés, le trio de charme "Zouk
Machine" dont le stand de fans club était littéralement
pris d'assaut, projeté en tête des baromètres du "show
biz", dépasse, lorsqu'on écoute les paroles de certaines
chansons, le phénomène de la simple influence musicale
commencée avant 1940 par Stellio ou Léardée, dont le Bal
nègre de la rue Blomet était un des lieux à la mode. Bien
sûr, il y eut d'autres artistes, dont l'importance dans
les programmes de télévision n'est plus à démontrer.
La littérature, où nous retrouvâmes Simone Schwartz-
Bart signant, entre autres, "Pluie et vent sur Thélumée
Miracle", devenu un classique, ou Roland Brival avec son
dernier roman sur un personnage hors série "Chevalier
Saint-Georges" qui montre une plume imaginative (ce que
"Les tambours de Gao" laissaient prévoir), étayée par une
solide documentation.
Je m'aperçois qu'allant d'un siècle à un autre, d'une
petite histoire à la grande, transportant tel fait ou
telle histoire, nous sommes, en quelque sorte, des
"djobeurs" du temps, chers à Patrick Chamoiseau, qui
raconte sans mièvrerie, dans une langue superbe où le
créole est le complément indispensable du français le plus
classique : l'histoire des petites gens. "La chronique des
sept misères" en est la meilleure illustration.
L'amitié était au rendez-vous, avec Serge Patient,
écrivain, poète guyanais "Guyane pour tout dire", respon-
sable du lycée de Kourou. Symbole ou simple coïncidence ?
Un Guyanais avait ouvert la route des prix littéraires en
recevant le Goncourt il y a presque 70 ans (René Maran,
avec "Batouala"), un autre Guyanais, à l'endroit même où
s'abattait la malédiction (voir GHC 18 page 178), l'efface
et participe à l'ouverture de la route vers les étoiles.
Tourbillon de gens, de vêtures, de coiffures, qui
transforment notre vision journalière. Sculptures,
peintures, où les artistes créateurs de "là-bas" (naïfs,
tachistes, figuratifs, etc.) suscitent autant de discus-
sions passionnées que dans les galeries mondaines. Et puis
aussi, formidable vitrine à rêver. Ils furent, nous a-t-on
dit, plus de 400.000 l'an passé à réaliser leur rêve en
visitant la Guadeloupe. Ce qui ne va pas, on s'en doute,
sans quelques réactions, non de rejet, mais de défiance,
face à cette curiosié de masse. C'est peut-être là, et
pour marquer son originalité, qu'il faut chercher l'accen-
tuation du phénomène linguistique ou traditionnel. En
Outre-Mer, comme ailleurs, l'homme de la terre est méfiant
et dresse des barrières pour défendre son "identité". Le
temps n'est pas si loin où, en métropole même, il fallut
la ténacité des défenseurs des cultures en "isme" pour
effacer l'image de la "gardeuse d'oie de Gascogne", de la
"lavandière morvandelle", du "berger landais", du "joueur
de cabrette auvergnat" ou encore du "rude Terre-neuva",
dont les "pittoresques" ou "traditionnels" costumes
cachaient mal la pauvreté et l'existence difficile.
Si le tourisme est un élément essentiel de l'économie
nationale, des inquiétudes se font jour ici ou là. Par
exemple l'inquiétude des agriculteurs d'Outre-Mer qui
rejoint celle des agriculteurs de Métropole, sur des
produits différents, certes, deux volets d'une même éco-
nomie nationale qui devra répondre au défi européen de
1993.
1993 sera également l'année de la prochaine Biennale.
Y trouverons-nous les réponses aux questions d'aujour-
d'hui ?
En attendant, et toujours à propos d'Histoire, qui
diantre a laissé passer deux coquilles "hénaurmes" dans le
dépliant touristique de l'Office départemental de la
Guadeloupe ?
- page IX "C'est avec la crise sucrière du début du XVIII°
siècle qu'apparaissent les premières distilleries fabri-
quant le rhum industriel" (crises sucrières à la fin du
XIX° siècle, premières distilleries de rhum industriel aux
Antilles au début du XX° siècle).
- page XI, à propos de Marie-Galante "Le château Murat,
construit au XIII° siècle" ! (il serait du début du XIX°
siècle).
Nous voici revenus à la philosophie initiale de notre
revue : mieux connaître notre histoire passée pour ne pas
commettre d'erreur dans l'histoire que nous créons.
Révision 26/08/2003