G.H.C. Numéro 26 : Avril 1991 Page 306
L'HISTOIRE D'ADELE A LA MARTINIQUE
OU UNE POLEMIQUE PAR DESSUS L'OCEAN
Document communiqué par le docteur de Frémont
Le 8 septembre 1831, "L'Indicateur de Bordeaux", dans
son n° 6888, publia l'article suivant :
"En annonçant l'épouvantable exécution qui eut lieu à
Saint-Pierre de la Martinique, au mois de mai dernier,
nous avons parlé d'une jeune esclave nommée Adèle, condam-
née à être fouettée par la main du bourreau pour avoir
chanté la chanson nationale "La Parisienne". Une demande
en grâce avait été adressée au roi, et accueillie par Sa
Majesté; le ministère s'est empressé, dès le 9 août,
d'écrire au gouverneur de la Martinique, pour faire conti-
nuer le sursis à l'exécution qui avait été ordonné précé-
demment par le gouverneur, attendu l'état présumé de la
grossesse d'Adèle.
Nous apprenons qu'une nouvelle exécution à mort de
cinq esclaves a eu encore lieu à Saint Pierre le 7
juillet, et que le procureur général en fonctions, M.
DESSALLES, créole de la colonie, a fait visiter Adèle pour
constater son état de grossesse : il a reconnu que cette
fille avait usé de ce subterfuge pour échapper à un si
cruel traitement.
M. DESSALLES a donc fait flageller cette malheureuse
au pied de la potence, le jour où ces cinq condamnés ont
été pendus. Ainsi les intentions du roi se trouvent encore
une fois paralysées par la précipitation, les exigences et
l'orgueil d'une caste insatiable dans ses vengeances ..."
M. Pierre DESSALLES, procureur général par intérim en
lieu et place de M. Arsène NOGUES rappelé en France,
écrivit à "L'Indicateur de Bordeaux" :
"Martinique, Fort Royal, le 17 novembre 1831
Monsieur le Rédacteur,
J'ai lu dans le n° 6888 de votre journal du 8 septem-
bre dernier qu'une jeune esclave nommée Adèle avait été
condamnée à être fouettée par la main du bourreau pour
avoir chanté la chanson nationale "La Parisienne".
Dans l'intérêt de la vérité, je crois devoir rétablir
les faits.
Adèle avait comparu devant la cour d'assises sous la
prévention de "non révélation"; les débats firent décou-
vrir qu'elle avait fait partie, à l'époque des incendies
de Saint Pierre, de rassemblements qui annonçaient haute-
ment des intentions criminelles et que, dans ces rassem-
blements, elle avait excité les passions par des chants
séditieux, telle que "La Parisienne" travestie : "En
avant, marchons contre les colons, et de leur sang abreu-
vons nos sillons, etc."
La cour d'assises condamna Adèle, en vertu de l'arti-
cle 16 de l'ordonnance de 1685, à être fouettée, peine de
simple police, minimum de l'article précité. Adèle se
prétendit enceinte; l'exécution fut en conséquence suspen-
due. Et si, plus tard, l'arrêt a été exécuté, c'est sur la
demande même d'Adèle, consignée dans une lettre écrite par
elle au procureur du roi, dans laquelle elle déclarait
n'être plus enceinte ...
Quant au reproche de précipitation, il est naturel-
lement repoussé par l'intervalle qu'il y a eu entre l'épo-
que de l'arrêt rendu le 14 mai et celle de son exécution
le 7 juillet suivant. D'ailleurs, d'après la législation
coloniale, les arrêts qui prononcent la peine du fouet
sont exécutés sans délai, et si celui qui condamnait Adèle
n'a pas reçu immédiatement son exécution, c'est que des
mesures de prudence et d'humanité l'avaient fait
ajourner."
Dans le dossier de cette affaire, on trouve les
pièces suivantes :
- Minutes du greffe du tribunal : Arrêt du 2 avril 1831,
rendu dans l'affaire instruite contre les auteurs des
troubles de Saint Pierre des 9 et 10 février 1831 : "pro-
nonce la mise en accusation de (...) Adèle, comme ayant eu
connaissance du complot et ne l'ayant point révélé au
gouvernement ou aux autorités administratives ou de police
judiciaires dans les vingt-quatre heures qu'elle en eût eu
connaissance ..."
- Une lettre du procureur général NOGUES adressée le 16
mai 1831 à M. MOREL, procureur de roi à Saint Pierre, dont
un P.S. : "La demoiselle Citote vient de présenter une
demande en grâce pour son esclave Adèle. Elle prétend
qu'elle est enceinte, faites-la visiter par le médecin du
roi pour s'assurer de son état : si elle est enceinte,
elle ne peut subir, quant à présent, la peine à laquelle
elle a été condamnée et elle ne pourrait être présente à
l'exécution des condamnés .
Faites dire à l'exécuteur que M. Le gouverneur lui fera
accorder une indemnité."
- Le certificat de visite médicale signé MOUBRAILLE :
"Nous, soussigné, chirurgien aux rapports, déclarons que,
d'après le réquisitoire de Monsieur le Procureur du roi en
date du 18 mai de l'année courante, nous sommes transporté
à la geôle, à l'effet de visiter et de constater l'état de
grossesse de la nommée Adèle appartenant à la demoiselle
Citote, et que nous avons attesté que cette mulâtresse, se
disant enceinte de trois mois, présentait plusieurs signes
de cet état, mais que, ne se sentant pas à notre toucher
les mouvements passif et actif, seuls signes positifs de
grossesse, nous avons demandé du temps pour affirmer sur
son état, donnant pour raisons que les susdits signes ne
sont sensibles très souvent que vers le milieu de la
grossesse ou à cinq mois."
- Une note du procureur général par intérim : "Adèle, que
les journaux représentent comme une jeune et intéressante
esclave, est une fille de près de quarante ans, d'une
conduite licencieuse, d'un physique colossal et
repoussant. Ces sortes de filles sont appelées dans la
colonie des "cacoyères" mot qui répond en France à celui
de "dévergondées".
Cette caste blanche, contre laquelle on crie tant,
vient de se montrer admirable par le calme et le silence
qu'elle a gardés à l'époque des concessions faites aux
hommes de couleur. Cependant, n'aurait-elle pas de fortes
raisons de se plaindre ? N'est-il pas contre nature de
voir des hommes sortis depuis peu de jours de l'esclavage
appelés à être les égaux de leurs maîtres ? Ces hommes ont
encore, dans les ateliers des habitations, des parents qui
sont esclaves et pour lesquels ils font des voeux, peut-on
les blâmer ? Mais aussi de pareilles monstruosités ne
compromettent-elles pas chaque jour l'existence de ces
familles blanches respectables, sans cesse calomniées, qui
possèdent presque tout le sol de la colonie, et qui, sous
tant de rapports, méritent la sollicitude et la protection
du gouvernement ? (...)"
Révision 26/08/2003