G.H.C. Bulletin 23 : Janvier 1991 Page 262

LE TEMPS DE L'ESCLAVAGE A LA MARTINIQUE
PAPIERS DE PIERRE DESSALLES, PROCUREUR GENERAL EN 1831

Document communiqué par Henri de Frémont

     Pierre  DESSALLES (1785-1857),  conseiller au Conseil
supérieur de la Martinique et à la Cour d'Appel, membre du
Conseil privé fut nommé,  le 16 juin 1831, procureur géné-
ral par intérim,  en remplacement de M.  Arsène NOGUèS, en
congé.
     Voici  une procédure instruite par lui contre un maî-
tre  accusé  de mauvais traitements envers  les  esclaves.
C'est  donc là un document juridique qui semble en  accord
avec  l'esprit du Code Noir qui établissait les droits  et
les devoirs respectifs des maîtres et des esclaves.
     Cette  procédure  montre que les faits  étaient  plus
nuancés  qu'on le suppose parfois.  Rappelons aussi  qu'en
France métropolitaine, à l'époque, la façon de traiter les
"coupables",  dans  les prisons ou ailleurs,  n'était  pas
moins  violente.  Remarquons enfin que ce document date de
1831,  époque où commencent massivement les  affranchisse-
ments  et où le principe de l'esclavage est donc sérieuse-
ment mis en cause.

                           ***
         Martinique. Administration de la justice
              Fort-Royal le 18 juillet 1831

     Monsieur le Gouverneur,

     Conformément  à vos ordres,  j'ai l'honneur  de  vous
rendre compte du résultat de la procédure instruite contre
le  sieur VERMEIL.  Plusieurs graves présomptions existent
contre lui :
 1° Il  aurait  fait  infliger au jeune  nègre  ALEXIS  un
châtiment excessif,  à la suite duquel il aurait trouvé la
mort dans le lieu même où il aurait reçu son châtiment, le
membre viril dévoré par des insectes.
 2° Il  aurait  fait asphyxier dans un cachot la  négresse
Emilienne.
 3° Il  aurait  fait donner deux cents coups  de  fouet  à
LUBIN et ABIDAL sans aucun motif, et seulement pour assou-
vir une brutale cruauté.
 4° Il aurait privé son atelier de l'ordinaire.
 5° Il  aurait fait infliger un châtiment excessif à  tout
l'atelier indistinctement.
     Je  vais,  Monsieur le Gouverneur,  vous exposer  les
faits tels qu'ils apparaissent dans l'information, afin de
vous  mettre à même d'apprécier leur moralité en  connais-
sance de cause.

                     1° MORT D'ALEXIS
     Ce  nègre,  très  mauvais sujet et  presque  toujours
marron (1),  est arrêté après une longue absence. Le sieur
VERMEIL le fait attacher et ordonne de le fustiger.  Il ne
pouvait,  d'après les réglements locaux,  lui faire donner
plus de cinquante coups de fouet; il lui en fut donné plus
de  cent.  Deux commandeurs le frappaient à  la  fois.  Ce
nègre, jeune et vigoureux, aurait été promptement rétabli,
s'il  avait reçu après son châtiment les soins que  deman-
dait son état. Mais, exposé au soleil tout l'après-midi et
à  la froidure toute la nuit,  il n'a pu supporter tant de
fatigues.  Il  fut trouvé mort le lendemain dans  le  lieu
même où il avait été attaché.
     Quant au membre viril d'ALEXIS, qui aurait été dévoré
par  des insectes,  j'ai interrogé moi-même les six nègres
de l'habitation Spoutourne,  détenus à la geôle par  ordre
administratif,  pour savoir s'ils avaient une connaissance
personnelle de ces faits;  pas un n'a pu me dire qu'il ait
vu  l'état  du nègre,  tous m'ont déclaré  qu'ils  avaient
entendu dire que les crabes avaient commencé à le mordre.
     Si  les  crabes l'avaient mordu pendant  qu'il  était
encore en vie, il aurait nécessairement poussé des cris de
douleur;  or  aucun des nègres ne l'a entendu  crier;  les
morsures de crabes n'auraient donc pu avoir lieu  qu'après
la mort d'ALEXIS.
     Plusieurs  observations importantes se  présentent  :
est-il mort, il y a cinq ans, sur l'habitation Spoutourne,
un nègre nommé ALEXIS ? Ce nègre est-il mort à la suite de
mauvais  traitements imputés au sieur VERMEIL ?  Ces faits
sont  probables,  mais ils n'existent que par  les  témoi-
gnages  d'individus intéressés à altérer la vérité;  aucun
procès-verbal ne constate le corps de délit;  et là où  il
n'y  a  pas de corps du délit,  il n'y a pas de délit  aux
yeux de la loi.

                   2° MORT D'EMILIENNE
     Le sieur VERMEIL,  pour punir cette jeune négresse de
ses fréquentes entrées à l'hôpital, qu'il avait lieu d'at-
tribuer  à  la paresse et à la mauvaise  volonté,  la  fit
mettre  dans un cachot avec d'autres sujets dont il  était
mécontent; il fit boucher une ouverture qui y introduisait
l'air.  Ce cachot,  dont la description est consignée dans
l'information, a douze pieds de long, huit de large et six
de haut; il contient un lit de camp, deux portes de quatre
pieds  de  haut,  une  fenêtre et nombre de trous  de  six
pouces  de  distance y sont  pratiqués.  Le  défaut  d'air
suffisant, la chaleur que devait y occasionner la présence
de plusieurs détenus, la mauvaise odeur des nègres, tout a
contribué à altérer subitement la santé d'Emilienne. A ses
cris  et  à ceux des autres détenus qui la voyaient  souf-
frir,  on s'empressa d'ouvrir le cachot; mais malheureuse-
ment il n'était plus temps. Les progrès du mal avaient été
trop rapides,  les soins prodigués à cette esclave  furent
inutiles;   quelques  autres  avaient  aussi  éprouvé  les
symptômes  de l'asphyxie,  mais ceux-là furent promptement
rétablis.
     Cette grave inculpation n'est appuyée,  comme la pre-
mière,  que  sur des témoignages d'esclaves  contre  leurs
maîtres,  témoignages toujours suspects,  que la loi elle-
même  prescrit de ne recevoir que comme de simples rensei-
gnements  ...  Il  n'y a donc pas non plus  ici  corps  de
délit;  mais  en  supposant que ces deux meurtres  fussent
prouvés,  le  sieur VERMEIL a-t-il eu l'intention  de  les
commettre, condition indispensable aux yeux de la loi pour
le  rendre  criminel  ?  De l'aveu même des  esclaves  ses
accusateurs,  il  était loin de s'attendre au résultat  du
châtiment  qu'il  avait  fait infliger à  EMILIENNE  et  à
ALEXIS.  Cela paraît certain surtout à l'égard de la  pre-
mière.  S'il  avait eu l'intention de la faire mourir,  il
n'aurait  pas fait ouvrir les portes du cachot à ses  cris
et  à ceux des autres détenus;  il ne lui aurait pas  fait
prodiguer  des soins ainsi qu'à ceux des  autres  esclaves
dont  l'absence  d'air  avait exposé les  jours.  Il  faut
remarquer que ces faits se sont passés il y a près de cinq
ans,  que  depuis aucun acte semblable n'a été commis  par
lui; que les nègres même de Spoutourne qui ont été arrêtés
sur  la demande du sieur VERMEIL et qui doivent  être  les
plus  intéressés à l'incriminer,  disent qu'ils  n'avaient
pas à se plaindre de son administration,  que,  s'il a été
cruel,  ce n'a été que très rarement, qu'ils ne manquaient




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