G.H.C. Bulletin 20 : Octobre 1990 Page 208

SALADE A SAINTE LUCIE
Arnaud Vendryes

     En 1787,  l'affaire de l'huissier ABADIE va servir de
toile  de fond à un petit débat amical entre,  d'une part,
les administrateurs de l'île de Sainte-Lucie,  et  d'autre
part le Conseil Supérieur de la Martinique.

     Indépendante  du point de vue administratif,  Sainte-
Lucie était encore placée,  à cette époque, sous la dépen-
dance judiciaire de la Martinique.  Comme on peut l'imagi-
ner,  cette situation ne comblait pas d'aise ses  adminis-
trateurs.

     Cette  querelle  de famille verra donc la justice  de
Sainte-Lucie,  avec  à  sa  tête  le  sénéchal  Jean-Marie
AUBERT, prise entre deux feux. Les différents éléments qui
suivent sont tirés de la série colonies C/10C/4.

     1./ Les faits

     Jean-Baptiste  ABADIE,  originaire d'Auch,  était  en
1787 huissier au Conseil et en la Sénéchaussée de  Sainte-
Lucie. Il avait déjà eu maille à partir avec la justice de
l'île,  sous  la  domination anglaise (voir document  page
suivante).

     En  1787,  il  est  accusé  par  les  administrateurs
d'avoir recouvré de l'argent pour son propre compte.  Le 3
avril,  ils déclarent à son propos: "Il y a déjà longtemps
que nous avons à nous plaindre de ce mauvais sujet,  qui a
commis  dans l'ile plusieurs violences,  sous le  prétexte
d'exercer.  Toutes ces raisons... nous ont enfin déterminé
à ordonner au sieur ABADIE de cesser les fonctions d'huis-
sier à Sainte-Lucie".

     Le  28 mai,  les témoins sont assignés à comparaître.
Il  s'agit  de  Jean-Marie  HAUET  (chirurgien,  habitant,
demeurant à l'Islet à Carret, 60 ans), Pierre MONIé (négo-
ciant  demeurant  à  Castries,  49  ans),  François-Joseph
ACHARD  (habitant résidant au quartier du Vieux  Fort,  38
ans),  et du sieur DUSSY (habitant au Gros  Islet,  absent
depuis plusieurs mois et malade à la Martinique).

     On   voit  à  cette occasion intervenir  de  nombreux
membres du personnel judiciaire de Sainte-Lucie: Les huis-
siers  Pierre Barnabé HéRAUD,  Jacques Louis  PETIT  fils,
François  JOLLY,  LONCHAMP,  le greffier Joseph Victor  de
GRANDMON, les procureurs CHAMBON, Julien GIRAULT, GOURDAN.

     Le  25  août  1787,  ABADIE est l'objet  d'un  décret
d'ajournement personnel.  Le 1er septembre,  il fait appel
devant  la  Cour  de la Martinique,  qui  le  6  septembre
décharge  l'appelant des condamnations  prononcées  contre
lui  et  le renvoie à ses fonctions (cet arrêt n'est  même
pas signalé aux administrateurs de Sainte-Lucie).

     Le 20 décembre 1787, l'ordonnateur VAUGIRAUD écrit au
Conseil Supérieur: "nous l'avons prévenu que nous le chas-
serions  de  l'île s'il y retourne.  Sous vos yeux  il  se
conduira  peut-être  mieux.  D'ailleurs  sa  présence  ici
révolte les habitants honnêtes".

     Le 6 mars 1788, le Conseil Souverain de la Martinique
"renvoie  l'huissier  ABADIE  à  ses  fonctions,  et  fait
défense à toute personne de quelque qualité que ce soit de
l'y troubler".

     La situation ne cesse de s'envenimer: Les administra-
teurs  révoquent ABADIE (19 mars),  le  procureur  RAPHAEL
renvoie leur ordonnance;  finalement,  les administrateurs
font  détenir ABADIE à bord du navire qui le ramène de  la
Martinique, et le renvoient.

     Le  4  avril 1788,  les administrateurs demandent  un
tribunal indépendant pour Sainte-Lucie,  s'en prennent  au
sénéchal  Jean-Marie  AUBERT qu'ils accusent de  malversa-
tions lors de son passage à la Grenade en 1783. Ils deman-
dent au ministre l'autorisation de mettre en prison et  de
chasser de l'île  le procureur RAPHAEL, enfin de nommer un
autre sénéchal qui serait envoyé d'Europe.  Le 26 mai, ils
demandent  un Conseil Supérieur et une Assemblée Coloniale
indépendants.

     Nous ne connaissons pas l'issue de ce  débat;  toute-
fois,  en  mars 1790,  lorsque Sainte-Lucie aura sa propre
Assemblée Coloniale, nous trouverons à sa tête... le séné-
chal Jean-Marie AUBERT.

     2./ Quelques commentaires des administrateurs

     Cette affaire va être l'occasion pour les administra-
teurs  de Sainte-Lucie,  c'est-à-dire le gouverneur  Jean-
André  de  VERON,   baron  de  LABORIE,  et  l'ordonnateur
François Jacques LEQUOY DE MONGIRAUD,  d'exprimer en quel-
ques termes choisis toute l'amitié qui les lie au  Conseil
Supérieur de la Martinique.

     Le 16 mars 1788.

     "Les annales de nos colonies font foi que leurs cours
souveraines  n'ont  cessé  d'empiéter et  d'étendre  leurs
droits  par des prétentions ridicules,  de  tracasser  les
administrateurs,   et  de  porter  quelquefois,  par  leur
conduite ou par des arrêts insidieux, les peuples à ne pas
respecter assez leurs chefs;  on en connait bien des exem-
ples.  Le  Conseil  Supérieur de la Martinique  ne  serait
peut-être pas,  dans tous les temps,  exempt de reproche à
cet égard. Mais nous n'examinerons sa conduite que relati-
vement  à Sainte Lucie et depuis que cette île est rentrée
sous la domination française.

     La colonie à cette époque était moins au roi,  qu'une
propriété des habitants de la Martinique.  Les  meilleures
et  la  plus  grande partie des terres  leur  avaient  été
concédées  autrefois,  des  filles  publiques  en  avaient
obtenu;  on  ne  les demandait pas pour les  cultiver,  on
voulait les vendre et en faire des objets de  spéculation;
et  voilà pourquoi Ste Lucie est encore aux neuf  dixièmes
inculte.
     Les  places de la sénéchaussée étaient données à  des
clercs,  à des secrétaires,  à des valets,  etc... enfin à
des  protégés  de  Messieurs du Conseil,  ils ont  eu  sur
celles  du  militaire  et  de  l'administration  la   même
influence.
     Les  denrées  des  habitants étaient  livrées  à  des
commissionnaires  à  St  Pierre à 20 et 30 pour  cent  au-
dessous de leur valeur.
     Des conseillers,  leurs amis,  leurs parents  avaient
ici  des  terrains immenses dont ils coupaient  les  bois,


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