G.H.C. Bulletin 95 : Juillet-Août 1997 Page 2020
Les malheurs de Sophie de LA FOND
Bernadette et Philippe Rossignol
Le 22 juillet 1806, deux dames veuves, réfugiées de
Saint-Domingue à Philadelphie, se présentent avec une
fillette de six ans devant le consul de France de cette
ville et font la déclaration suivante :
"Dame veuve CANIèRE, née Marie Françoise de MANNEVILLE,
habitante de la Plaine du Cul-de-Sac, dépendance du Port-
au-Prince, île St-Domingue, de présent demeurante en cette
ville de Philadelphie, déclare sous serment qu'elle vient
d'être informée de l'assassinat dernièrement commis par
les nègres révoltés au Port-au-Prince du reste des blancs
qui se trouvaient audit lieu et qui n'avaient pas été
compris lors du précédent massacre;
que, du nombre de ces victimes dernièrement immolées à la
fureur de ces barbares, se trouve comprise dame Élisabeth
de MANNEVILLE, sa soeur, veuve en premières noces de M.
CAMPAN, habitant, en secondes de M. de LA FOND jeune,
habitant Petit-Goave, fils de feu M. de LA FOND, avocat,
et substitut du procureur du Roi au Port-au-Prince, et
depuis devenu procureur du Roi au Petit-Goave dans les
années précédentes celle de 1791;
que ledit sieur DELAFOND fils fut assassiné dans l'an 8
lors de l'attaque du Petit Goave par RIGAUD, époque à
laquelle tous les blancs qui s'y trouvèrent furent
massacrés, sans distinction d'âge ni de sexe;
que, du mariage du dit feu sieur DELAFOND fils et de la
dite Elizabeth de MANNEVILLE décédée sa veuve, est issue
une fille unique nommée Sophie, née à Port-au-Prince le 4
février 1800;
que la déclaration de sa naissance a été faite au Port-
au-Prince, à la municipalité du dit lieu, par l'officier
de santé, M. DANGER, qui avait été l'accoucheur de la d.
dame DELAFOND;
que, par une lettre écrite de Port-au-Prince en date du
25 septembre 1804 par ladite dame veuve DELAFOND à la
déclarante sa soeur, ladite lettre demeurée cy annexée,
ladite dame DELAFOND annonce lui envoyer ladite Sophie son
enfant pour la mettre à l'abri des massacres à venir,
qu'elle craignait;
que, le mois de novembre suivant, cette lettre parvint à
la déclarante mais sans être accompagnée de l'enfant, ce
qui lui donna les plus vives inquiétudes sur son sort,
inquiétudes d'autant plus fortes qu'elle ne savait ni
comment en prendre des renseignements ni à qui s'adresser
pour en avoir.
qu'enfin, le 18 courant du courant, ladite enfant Sophie
a été amenée à la déclarante sa tante par une personne
arrivant de New York, à laquelle elle a été confiée à cet
effet par M. NAU, négociant audit lieu, qui annonce à
ladite dame CANIèRE que ladite Sophie lui a été envoyée de
la Jamaïque où elle avait été conduite avec beaucoup
d'autres malheureux réfugiés de Port-au-Prince, recueillie
par M. PORKINS (ou PIRKIN ?), commandant une frégate
anglaise en station devant le Port-au-Prince lors de
l'évacuation dudit lieu par l'armée française;
que ladite dame veuve CANIèRE se disposant à se rendre
incessamment en France pour rejoindre sa famille y
conduira avec elle ladite Sophie sa nièce.
Faisant ladite dame veuve CANIèRE la présente décla-
ration pour constater l'état civil de ladite Sophie sa
nièce et pour servir ce que de droit et appartiendra.
A ce faire a été présente et est intervenue dame
Marie Joseph de MANNEVILLE, soeur de ladite veuve CANIèRE
et veuve de M. J.B. Fr. VOLANT, habitant du quartier
appelé le Trou-Bordet, de la dépendance du Port-au-Prince,
demeurante maintenant en cette ville de Philadelphie où
elle s'est réfugiée lors de l'évacuation par les troupes
françaises, laquelle a dit, déclaré et affirmé qu'elle a
la plus parfaite connaissance de tous les faits articulés
dans ladite déclaration, dont la plupart se sont passés
sous ses yeux lorsqu'elle résidait au Port-au-Prince,
comme aussi que la lettre de la dite feue dame veuve
DELAFOND sa soeur cy annexée est bien véritablement de sa
propre écriture.
signé de MANNEVILLE VOLANT
et de MANNEVILLE CANIèRE.
Port-au-Prince le 26 septembre 1804
Je vous envoie maman le dépôt le plus cher, le plus
aimé, le plus chéri de votre Zabeth en un mot, c'est ma
Sophie, ma fille, celle qui vous fut destinée dès son
berceau à être votre filleule. Puissiez-vous lui servir de
mère dans mon absence. Oh, ma bonne maman, c'est une
seconde moi-même qui vous en prie et qui vous chérira
autant un jour que le fais; c'est pour la soustraire aux
poignards des meurtriers que je m'en sépare. Tendez-lui
des bras secourables, ouvrez-lui votre sein; qu'elle y
trouve un azile secourable, que votre main caressante et
bienfesante se tende sur elle comme vous fittes pour moi
dans mon enfance... Je ne peux m'entretenir longtemps avec
vous, maman, l'instant de me séparer de ma fille approche.
Mlle Marthe ROBIOU, qui a charge de Sophie et qui doit
vous l'amener, vous diras les malheurs affreux qui ce sont
appesantis sur notre famille... Plus de mari pour vous,
plus de mari pour notre malheureuse soeur VOLANT, mon
frère aîné sacrifié... Notre soeur Madame OGÉ victime des
poignards... Oh maman, quelle terre que Saint-Domingue. Et
il faut encore que je l'habite. Plaignez-moi. Adieu !
E. DELAFOND
J'embrasse avec l'attachement le plus sincère ma soeur et
ses beaux enfants. Mes amitiés à madame MANNEVILLE.
Je recommande Sophie à ses bonne tante, particulièrement à
vous ma bonne maman. Faite-la baptisé; elle a déjà été
ondoyer. Donné-lui un bon parrain."
CARAN Consulat G/5/45 (5Mi/1440), Philadelphie an XI-1811
(référence trouvée par Philippe Marcie dans le fichier de
M. Houdaille)
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