G.H.C. Bulletin 94 : Juin 1997 Page 1988
Nos morts au champ d'honneur (1914-1918)
Problèmes d'archives et de témoignages
Rolande Hlacia
Comment était-ce donc d'entonner "la Marseillaise"
lors des inévitables défilés qui ponctuaient la vie mili-
taire après la "relève" des tranchées ? Pouvait-on
vraiment vouloir "qu'un sang impur abreuve nos sillons" (à
blé, à pommes de terre ou à betteraves), quand on était un
soldat antillais et qu'on avait des nostalgies de ciel
bleu, de chansons créoles, de douceurs et de couleurs
tropicales plein la tête ? On allait affronter des
horreurs sans nom, le froid, la boue et la fatigue, on
était prêt à mourir pour la mère-patrie, bien sûr, mais le
sol natal était ailleurs. Se souvenir de nos blessés et de
nos morts est un devoir que je me suis imposé afin de
retrouver la trace des miens.
Voici la relation de mon petit parcours du combattant
contre la loi du silence.
Mon grand-oncle, le soldat Louis André Ajax LAFOSSE,
né à Saint-Pierre (Martinique) le 29 novembre 1889, ne
mourut pas à la guerre mais il y fut grièvement blessé à
la tête, d'un éclat d'obus. Son état nécessita un inter-
nement permanent à l'asile d'aliénés de Saint-Claude
(Guadeloupe), où il mourut loin des siens, plus de vingt
ans plus tard, le 31 juillet 1942.
Je reproduis, à l'intention des lecteurs, le contenu
de la circulaire que m'a adressé le Bureau central
d'archives militaires (BCAM), sis à Pau et dépendant du
Ministère de la Défense (30 8 1996) :
1. Le dossier du personnel est communicable de droit à
l'intéressé lui-même.
2. L'état signalétique des services, à l'exception des
renseignements médicaux, peut être délivré aux ayants-
cause (veuve ou enfants en cas de disparition des père et
mère) sur demande administrativement ou juridiquement
établie, accompagnée d'une fiche d'état civil comportant
les mentions marginales requises.
3. La libre consultation d'un dossier du personnel ne peut
s'effectuer qu'au-delà d'un délai de 120 ans à compter de
la date de naissance; ce délai est porté à 150 ans pour
les pièces comportant des renseignements nominatifs à
caractère médical. Passé ces délais, la consultation
s'effectue auprès de la Direction des archives départemen-
tales du lieu de recensement à titre militaire de l'inté-
ressé où le dossier aura été préalablement classé.
Ainsi donc, comme dans la comptine, l'Administration
"fait trois petits tours et puis s'en va", me laissant
seule avec mon désir frustré d'en savoir un peu plus long
sur l'atroce destinée de mon grand-oncle. Mais ce penchant
pour la logique, que l'on dit si français, ne trouve pas
son compte dans ces étranges baissers de rideau
administratif.
Qu'on en juge plutôt : j'ai pu obtenir, au prix de
cinq mois d'attente, les décorations et les états de
service de mon grand-père, le soldat Paul Léon CLÉRIN, né
à Paris 9ème, le 20 mars 1883, mort le 20 septembre 1914 à
Verdun, où j'ai réussi à retrouver sa tombe grâce à la
gentillesse de certains fonctionnaires contactés par
téléphone.
Mais pourquoi me refuse-t-on ces mêmes renseignements
concernant, cette fois, mon grand-père paternel qui a fait
toute la guerre ? Pourquoi me refuse-t-on également
d'accéder au dossier du caporal Henri Eugène SERRE, Croix
de guerre, tué à Reuilly (dans l'Aisne) le 15 juillet
1918, à 26 ans, quatre mois avant l'Armistice du 11
novembre, et quatre mois également après son mariage avec
Jeanne Marcelle BAPTISTAL, que mon grand-père épousera en
secondes noces ? Ne suis-je pas aussi, un peu, la petite-
fille de ce pauvre garçon dont la veuve m'a élevée et qui
est mort sans enfants ? Comme la République était avare et
jalouse du temps qu'elle accordait parcimonieusement, pour
cause de mariage (trois jours !), à ceux qui allaient
avoir l'insigne honneur de mourir pour elle ! En tout cas,
ma "demande n'entrant pas dans le cadre des dispositions
qui précèdent, on est au regret de ne pouvoir y donner
suite" (sic).
J'ai donc décidé de faire usage de mon droit de
citoyenne en m'adressant au Président de la République,
Chef suprême des Armées, afin d'obtenir des dérogations.
Une réponse, fort courtoise, ne s'est pas fait attendre et
m'a annoncé que ma demande avait été transmise au Minis-
tère de la Défense, lequel doit être en train d'aviser
depuis fort longtemps déjà ! Comme le BCAM dépend du
Ministère de la Défense, je crains fort de revenir à la
case départ...
Si seulement nous pouvions obtenir un minimum de
renseignements indispensables, tels que le numéro du
régiment du soldat, ses affectations, la nature de ses
blessures (à quel endroit, dans quelles circonstances), le
lieu où il a été inhumé (mais beaucoup de soldats ont été
inhumés dans des ossuaires !)... On pourrait alors
retrouver facilement des témoignages grâce à l'abondante
bibliographie sur la guerre de 1914-18.
A ce sujet, je ne saurais trop recommander l'excellent
ouvrage de Jean Norton Cru, intitulé "Essai d'analyse et
de critique des souvenirs de combattants, édités en
français de 1915 à 1918", publié à Paris en 1929 et
réédité récemment aux Presses universitaires de Nancy en
1993. Grâce à des index très bien faits, il est possible
de retrouver des témoignages de soldats ou d'officiers
ayant servi dans le même régiment ou dans le secteur et au
même moment que celui dont on voudrait évoquer le passé
militaire.
Jean Norton Cru a analysé plus de 250 ouvrages
(journaux ou carnets de guerre, souvenirs, lettres et
romans) en privilégiant le critère d'authenticité. Ainsi,
les deux romans les plus célèbres : "Le feu", d'Henri
Barbusse, et "Les croix de bois", de Roland Dorgelès, dont
il reconnaît les qualités littéraires, sacrifient parfois,
selon lui, la vérité à des évocations morbides impro-
bables. On peut aussi consulter les journaux de marche des
régiments au Château de Vincennes. Ceux-ci, rédigés le
plus souvent par le secrétaire du colonel, ont la séche-
resse des communiqués militaires; je sais gré, tout de
même, à l'un d'eux d'avoir osé écrire, dans l'Argonne le
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