G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1805
Ils la manquerent, et ne virent ces isles ny de prés ny de
loin, ny de jour ny de nuict. On les avoit bien adverty de
la declinaison de l'Aimant et de leur erreur; mais leur
humilité reformée ne permettoit pas qu'ils le recogneus-
sent ou voulussent apprendre quelque chose d'un Jesuiste.
Ils se tromperent aussi en leur estime, et eurent la
honte, que le mesme Pere predit qu'on verroit la terre de
l'isle de la Barboude plus de vingt-quatre heures plustost
qu'ils ne le disoient. Nous apperceusmes donc la Barboude
le Samedy devant le Dimanche des rameaux (2 avril 1640),
et y arrivasmes ce bon jour. Durant cette traverse nous
consolions la crainte des calmes de l'esperance de la
pesche; mais Dieu nous donna tousjours assez de vent : de
trois marsouins que nous blessasmes nous n'en eusmes
qu'un, et quelques poissons volans qui donnerent la nuict
dans nos voiles et haut-bans, et une dorade; c'estoit un
beau poisson de trois pieds de long, le dos estoit d'une
couleur verde fort éclatante, le ventre jaune-doré semé de
petites estoiles bleuës : il avoit dans le ventre quantité
de petits poissons encore tous entiers, et un poisson long
d'un pied, qui a le bec crochu comme le Perroquet, et la
peau couverte de pointes fort aiguës, qui l'ont fait
nommer poisson armé. Le dimanche des rameaux pour nous
faire la Semaine Saincte plus austerement, on nous mist à
l'eau dont la pluspart estoit gatée.
L'isle de la Barboude est bien de douze lieuës de tour
au moins, sa figure tire sur l'ovalle; les arbres ont esté
conservez tout autour de l'isle sur le bord de la mer,
pour y dresser des embuscades aux ennemis qui voudroient
en chasser les Anglois qui la possedent. Ceux cy nous
firent deffences, et aux Reverends Peres Capucins, de
faire aucune fonction de nostre religion dans leurs
terres. Elle estoit en trouble, le Gouverneur ayant fait
refus de recevoir un successeur, y estoit arresté et
devoit estre mené en Angleterre par arrest du conseil. Son
predecesseur luy avoit fait le mesme refus, et ayant esté
pris par luy, avoit passé par les armes. On disoit neant-
moins que celuy-cy estoit fort habile homme, et avoit eu
quelque raison de faire ce qu'il avoit fait, et se justi-
fieroit bien. Là nous apprismes l'irruption des Sauvages
dans la gardelouppe qui est aux François, dans Antigoa,
Monserrat, et autres isles de la domination Angloise. Ny
ayant rien trouvé à faire pour le marchand; nous en
partismes le Mardy la nuict, nous vismes nostre Martinique
sur le soir du Mercredy. Le Jeudy on nous mene à l'ance du
diamant, pour avoir de la tortuë, qui commençoit à terrir,
nous rodons par cette belle ance pour trouver une place à
jetter l'ancre, puis tout d'un coup le maistre ou Pilote
changeant de volonté, fait passer outre, et dit que dans
six heures il nous feroit mouiller l'ancre devant la
maison de monsieur le Gouverneur, qui estoit bien à huict
lieuës de là : Il ne le fit pas, car une heure après il
nous fit arrester à environ une lieuë du diamant. Dieu
vouloit que nous y arrivassions le Vendredy sainct (6
avril 1640), pour mettre fin à nos travaux de mer presque
à la mesme heure, que Jesus termina les siens en l'arbre
de la Croix. Monsieur du Parquet gouverneur de l'isle nous
y receut fort courtoisement, nous logea dans la case de
son Aumosnier, au refus que nous fismes de demeurer en la
maison, où nous luy eussions trop rendu d'importunité,
jusqu'à-ce que suivant les ordres des Seigneurs de la
Compagnie, il nous eust assigné une place pour nostre
habitation, ce qui ne se fit si tost que nous eussions
désiré, pour ne luy estre à charge. La cause principale du
retardement fut le dessein qu'il avoit fait d'aller et
mener nombre d'hommes bien armez à la pesche de la tortuë,
si on la doit appeler pesche, y establir des corps de
garde pour la seureté ds pescheurs, et apprendre si on
auroit guerre contre les Sauvages. Ce qui faisoit croire
qu'ils nous attaqueroient estoit la mort de leur grand
capitaine Kaïerman, que monsieur le gouverneur avoit
retenu prisonnier jusques à ce qu'il eût fait rendre deux
Sauvages de la terre ferme, que ses gens avoient enlevé
des François. La nuict ce prisonnier se sauva, et brisa
les fers qu'il avoit aux pieds, on ne sçait comment; mais
estant dans les bois, il fut mordu d'une vipere, et
n'ayant pour lors aucun remede, s'en alla mourir arrivant
parmy les siens. On croyoit donc qu'ils vouloient venger
sa mort; mais ils n'y ont pas pensé, ou n'ont osé l'entre-
prendre. Ce bruit estant appaisé et monsieur le gouverneur
de retour, il prit la peine d'aller luy-mesme le dernier
jour d'Avril au lieu où il nous a assigné nostre habi-
tation, et de faire commencer à couper les arbres pour
descouvrir la terre, et le treiziéme de may nous allasmes
demeurer proche de là, pour y commencer nos fonctions, à
la gloire de Dieu.
De la situation de l'isle de la Martinique
CHAPITRE II
La Martinique, ou Martinino, une des Antilles,
autrement nommées Camercanes, est en la zone torride par
quatorze et quinze degrez de latitude Septentrionale. On
ne sçait encore au vray combien elle a de tour : quelques
uns qui se croyent sçavans en cecy luy donnent vingt-cinq
lieuës de long, et huict ou dix de large; elle a pour
isles voisines celle de Saincte Luce dite Saincta-Lousie,
tenuë par les Anglois, qui est à six ou sept lieuës, et la
Dominique éloignée d'environ dix lieuës, peuplée encore
des Caraïbes, ainsi s'appellent nos Sauvages. D'icy on
peut aisément inferer que nous avons deux fois l'année le
Soleil à pic sur nos testes, et pour Zenith dans les mois
de May et d'Aoust : que nos jours ordinaires sont de douze
heures, et n'ont point d'inégalité fort sensible : que les
chaleurs y sont grandes et continuelles; les seicheresses
quelquesfois bien longues; ces chaleurs sont temperées par
la fraischeur des nuicts. Les nuages et pluyes sont plus
frequentes aux mois d'octobre, novembre et decembre qu'aux
autres temps, et ces trois mois à cause de leur humidité
composent icy l'hyver : car pour le froid, puisqu'il en
est banny, il n'est pas capable de faire icy une diverse
saison, qui porte le nom d'hyver. De là vient aussi que la
verdure est tousjours aux arbres, si la trop grande
seicheresse ne les despouïlle de leurs feüilles, comme il
arrive assez souvent.