G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1803
Nostre embarquement, et les dangers
que nous courûmes sur mer
CHAPITRE PREMIER
Nous partismes de Nantes le Vendredy vingt-cinquième
de Novembre (1639), jour de saincte Catherine, et arri-
vasmes le lendemain à la rade de Paimboeuf, où estoit le
vaisseau nommé la petite Europe, appartenant à monsieur
Des Martins de Paris. De Paimboeuf nous allasmes le Lundy
à sainct Nazere, d'où nous fismes voile le lendemain avec
bon vent, mais foible, et qui dura si peu que le contraire
nous obligea de relascher à l'Isle de Ré des le Jeudy.
Après nous y relâchèrent vingt-cinq ou trente vaisseaux
Anglois, Hollandois, Hambourquois et autres, qui croyant
que nostre vaisseau fust un navire du Roy, mirent le
pavillon bas. La nuict s'eleva une furieuse tempeste, qui
fut cause que plusieurs navires, qui estoient à l'ancre,
dériverent et chasserent vers la terre, le nostre perdit
son maistre anchre, et personne n'osa entreprendre ny le
Vendredy, ny le Samedy, de nous passer à la Rochelle, tant
la mer estoit encore grosse, et le vent furieux, quoy
qu'il eût bien diminué.
Le Dimanche aprés midy, beaucoup trop tost pour nous,
on met les voiles au vent, si inconstant, qu'il ne nous
fut favorable que jusques à minuict. Depuis ce temps, nous
courûmes presque continuellement risque de la vie durant
plus de cinq semaines, pendant lesquelles nous fusmes la
pluspart du temps, costé en travers, errans tantost d'un
bord, tantost de l'autre. Les jours de S. Thomas, S. Jean,
des Innocens, et le dernier de l'année, nous furent les
plus rudes : nous ne portions point de voiles; la brune ou
broüillard estoit si épais, que nous ne pouvions voir à un
quart de lieuë de nous, tousjours en crainte d'estre
jettez contre la terre. Nous désirions relâcher encore une
fois, tantost à belleIsle, puis à Brest, ou quelqu'autre
part de France ou d'Angleterre; puis à Sorlinq, petite
Isle proche et des appartenances d'Angleterre : Nous la
veismes d'assez près, mais nos Gouverneurs ne la connurent
pas, et firent promptement mettre le cap à l'eau pour s'en
retirer, sans sçavoir où nous estions, jusques à ce que en
punition de ce que mal à propos, et contre raison, le
Pilote le voulant, nous nous estions opiniastrez à tenir
la mer, nous fusmes portez dans la manche ou canal de
Bristoc, inconnu à nos Navigateurs.
Le matin du jour des Roys, un coup de mer nous mit
tous au desespoir de nos vies, et plusieurs en meilleur
estat de leur conscience par la Confession : Il heurta si
rudement nostre vaisseau, qu'on creut qu'il étoit crevé,
d'autant plus asseurément, qu'il fut prés d'une heure à se
redresser; emporta nostre chaloupe qui estoit fort bien
amarrée sur le pont, les lices des deux costez du vais-
seau, les brimbales des pompes, le foier, déferla nos
voiles, jetta une merveilleuse quantité d'eau dans le
navire, et fit mille autres maux; on voulut couper le
grand mas, mais il ne fut pas necessaire. C'estoit au
poinct du jour qu'heureusement on aperçeut une petite Isle
de la domination d'Angleterre, nommée Londey, qui nous
pouvoit couvrir du vent d'Oüest nostre ennemy :
la rade estoit assez saine et bonne; nous y arrivons enfin
avec mille peines, et anchrons avec la joye ordinaire aux
personnes échappées d'un tel danger.
Le jour néantmoins ne nous fut pas jour de resjoüis-
sance, Dieu ne permettant pas que nostre joye durast
longuement. Le soir un furieux vent de Nord, duquel nous
n'estions pas à couvert, nous attaque avec telle violence,
qu'on croyoit que le vaisseau couleroit bas sous son
amarre, l'eau entroit presque jusques à la dunette; on
leva la hache pour couper le cable sur l'écubier, et nous
mettre à la mercy du vent, et de la mer; si on l'eût fait,
nous n'avions qu'à peine une heure de vie, le vent nous
portant contre des rochers, notre anchre chassa et par une
faveur signalée du Ciel, nous rendit au lieu le meilleur
de toute la rade, et tint bon quoy que ces horribles
secousses l'eussent presque entierement brisée en deux
endroicts, comme on connut lors qu'on la leva. Au bout de
deux heures le vent s'apaisa un peu, qui avoit aussi bien
fait du ravage en terre qu'en mer, abattant les arbres,
cheminées, et maisons.
Le lendemain septième de Janvier au matin, on tira
quelques coups de canon pour avoir un Pilote de l'Isle,
mais c'estoient pauvres gens, qui n'avoient non plus de
bateau pour venir à nous, que nous pour les aller quérir
et n'y avoit parmy eux aucun pilote.
Il falut néantmoins sortir de là, quoy qu'aucun de
nos Commandeurs ne connut la coste, ny le port voisin :
Nous l'allons chercher au hasard avec tant de dangers que
le Capitaine parla d'échoüer, et pousser le plus avant
qu'on pourroit le vaisseau vers la terre, pour sauver au
moins les hommes; Dieu ne nous vouloit pas si peu de
bien : Il nous fit enfin trouver l'entrée du havre de
Habledol, qui va jusques à deux petites villes nommées
Bedifort, de Barnestable, ou bastable, C'est un méchant
havre de barre, et qui asseiche : nous passâmes la barre à
deux tiers de flot que semblables vaisseaux qui tirent
beaucoup d'eau, ne passent qu'à plaine marée; et au lieu
de prendre à main droitte vers la terre, nous allons sur
des sables, où nous touchasmes plusieurs fois; deux
chaloupes Angloises nous redresserent un peu. Les Anglois
qui nous veirent, et sçeurent nos fortunes, disoient que
c'estoit miracle que nous fussions réchappez. On nous
manda de Londres que trois cens vaisseaux s'estoient
perdus du mauvais temps que nous avions souffert. On nous
rapporta que le ministre d'un lieu voisin avoit presché
que notre délivrance estoit merveilleuse mais qu'il ne la
falloit pas attribuer aux prieres que nous avions fait à
la Vierge nostre Dame, mais à celles que nous avions fait
à Dieu; C'est un franc ignorant.
Nous voila donc en Angleterre, où nous perdons un
beau temps et bon vent qui vint aprés trois ou quatre
jours. Nous demeurons six semaines parmy des gens pauvres,
superbes et barbares aux estrangers; attendant de Londres
et d'Exestre de l'argent pour remettre le vaisseau en
estat, et cependant faisons de nouvelles avaries; un
navire nous rompt un anchre, nous rompons la fleche d'un
autre qu'on nous fait bien payer, notre charpentie tombe
et se noye dans la mer, comme un autre charpentier
s'estoit déjà noyé dans la riviere de Loire, quelques
jeunes garçons s'enfuyent, et se sauvent :