G.H.C. Numéro 77 : Décembre 1995 Page 1493
TRAHISON DES ROYALISTES GUADELOUPÉENS PAR LES ANGLAIS
lieu, quelques heures plus tard la colonie était sauvée et
GRAHAM avait capitulé ! Il l'avait fait sans y être forcé,
il pouvait tenir au moins quinze jours encore et il venait
de livrer bassement la colonie sur les sollicitations, sur
les rodomontades de HUGHES qui se servait de ruses, ne
pouvant plus espérer de nous prendre de vive force. S'il
l'eût cru possible il n'aurait pas proposé de capitu-
lation, l'avait-il fait avant l'attaque du 30 septembre ?
Il pouvait du moins insister sur la délivrance des
Royalistes devenus sujets de Sa Majesté britannique.
HUGHES ne pouvait le lui refuser sans courir les risques
de manquer la capitulation qu'il avait proposée, et la
reddition du camp était pour lui d'une si grande
importance ! Si GRAHAM l'eût fait, il conservait la
confiance parmi les Royalistes dans toutes les parties de
l'île; les habitants l'eussent défendu. Mais GRAHAM et ses
officiers craignaient de manquer cette occasion de
capituler, seul moyen pour eux de repasser de suite en
Angleterre; mais une fatalité inconcevable a toujours
présidé à toutes les opérations faites à la Guadeloupe
depuis l'arrivée des Républicains; un génie infernal nous
a toujours visiblement entraînés dans l'abyme et cette
horrible capitulation nous y jette sans presque l'espoir
de jamais en sortir. Le premier fruit qu'elle a produit a
été la terreur et la désolation dans toutes les parties de
la Guadeloupe; une perte totale de confiance en ces mêmes
officiers anglais qui devaient, d'après l'intention du
Gouvernement, nous servir de protecteurs et de
défenseurs : chacun croyait se voir livré, s'il prenait
encore les armes, pour servir d'aliment à cette funeste
guillotine, à ce supplice affreux qui, aux colonies, est
pire cent fois qu'en Europe, par la barbare fureur et les
humiliations de tout genre qu'on est forcé de subir;
chacun a cherché son salut et celui de sa famille dans la
fuite la plus prompte : en moins de huit jours toute la
Guadeloupe a été évacuée avec la plus grande partie des
nègres qui, jusques au bout, sont restés fidèles à leurs
maîtres. Toutes les autres colonies du Vent se sont
peuplées de ces malheureux fugitifs dont une grande partie
languit dans la plus grande misère; et la Guadeloupe est
restée sans défenseurs, si ce n'est le peu de troupes
réglées que le général PRESCOTT commande dans le fort St
Charles de la Basse-Terre.
Je ne doute pas de tout le blâme que l'on va tâcher
de jeter sur les malheureux Guadeloupéens, sur leur fuite,
sur l'abandon précipité qu'ils ont fait de tout ce qu'ils
possédaient; mais qu'on songe à GRAHAM, qu'on songe au
trait de STOWEN, et ils seront excusés, on se bornera à
les plaindre; on pleurera sur l'affligeant tableau que
présentait la Basse-Terre à cette affreuse débâcle.
Fuite des Royalistes
Peignez-vous, s'il est possible, la confusion, le
désordre, le désespoir de toutes les familles qui se
jettent pêle-mêle dans les chaloupes pour fuir un pays qui
leur offrait, peu de temps avant, de si douces jouissances
et qui désormais doit être le théâtre de tous les crimes;
peignez-vous la douleur et les cris de toutes celles qui,
par leur défaut de moyens, après avoir fait nombre de
lieues à pied à travers les montagnes et les précipices
les plus affreux, ne peuvent obtenir une place dans les
bâtiments de la rade : les nouveaux cerbères qui les
commandent y mettent un prix exorbitant, ils profitent de
la désolation générale pour faire leur fortune, pour
assouvir leur rapacité; les monstres n'écoutent aucune
prière et ne peuvent s'attendrir; le généreux exemple
d'une couple de propriétaires qui font passer gratis dans
leur petit bâtiment les malheureux sans moyens est pour
eux inutile et plusieurs restent, par le défaut d'argent,
assurés d'une mort prochaine : il y avait tant de ces
malheureux que le bâtiment de Mrs QUIN et FALOY ne pouvait
tous les prendre. D'autres donnent, pour leur passage et
celui des nègres qui ne veulent pas abandonner leurs
maîtres, quelques-uns de ces mêmes nègres dont le sacri-
fice est cent fois plus douloureux que celui de l'or, par
l'attachement et la fidélité dont ils donnent des preuves
si touchantes et vous sentez à quel modique prix on est
contraint de les donner à ces avides spéculateurs.
D'autres, enfin, donnent pour leur passage tout leur
argent, leur argenterie, toutes leurs ressources, et
viennent mourir de misère dans les îles voisines qui
toutes n'ont pas offert aux malheureux habitants de la
Guadeloupe la même hospitalité qu'Antigue et Montsarra.
Preuves d'attachement des nègres
Ajoutez à ce douloureux tableau l'attendrissement
dont devaient être pénétrés tous les sensibles colons par
les nombreuses preuves d'attachement, par celles des
vertus et de la fidélité qu'ils reçoivent de leurs nègres.
Le rivage étendu de la Basse-Terre fourmillait jour et
nuit de ces êtres estimables qui attendaient, qui sollici-
taient leur embarquement; quelques-uns de ceux qui ne
voyaient pas leurs maîtres, qui ne savaient ce qu'ils
étaient devenus, suppliaient ceux de leurs amis qu'ils
rencontraient de les prendre à leur service, de se charger
de leur passage et de se rembourser de cette dépense par
la vente aux îles anglaises de celui que le sort aurait
désigné : ils préféraient tout, ils se soumettaient aux
plus dures extrémités plutôt que d'habiter avec les
monstres qui font d'un pays heureux et tranquille un
séjour de carnage et d'horreur, sous prétexte de leur
conquérir une liberté qu'ils abhorrent, obtenue par des
moyens aussi contraires aux principes de justice et
d'honnêteté qui leur sont naturels. Une très grande
quantité de ces nègres honnêtes ont été embarqués, les
bâtiments de la rade ont même fait plusieurs voyages; les
Républicains sont arrivés, et il en restait beaucoup
encore que les Anglais auraient pu sauver; nous ignorons
s'ils l'ont fait.
Epilogue
Le fort de la Basse-Terre tient encore : PRESCOTT le
défend et JERVIS est dans la rade pour sa protection. S'il
tient jusques à l'arrivée des troupes que l'on nous dit
parties enfin d'Angleterre, nous aurons encore l'espoir de
rentrer dans les ruines de nos foyers; s'il tombe, la plus
affreuse existence nous attend, la mort serait pour la
plupart d'entre nous cent fois moins douloureuse.