G.H.C. Numéro 64 : Octobre 1994 Page 1154

Les exploits et logement des François
dans l'Isle de Gardeloupe

La Gazette, n° 26, février 1638 B.N. Mi M 197 
(trouvé par Pierre Bardin, notes de B. et Ph. Rossignol) Cependant que l'hiver empêche les exploits comme les plantes de pousser en ce climat, je vais vous en chercher d'autres, de quoi remplir le vide de cette saison. Et pour ce qu'il y a fort longtemps que je ne vous ai entretenu des affaires de l'Amérique, en attendant que vous soyez plus particulièrement informés de ce qui s'est passé ès autres endroits de cette partie du monde parmi ceux de notre nation, vous saurez que la compagnie autorisée par le Roy pour le fait de cette navigation (1), ayant fait embarquer à Dieppe pour les Isles du Pérou il y a trois ans (2) trois cent cinquante soldats (3) sous la charge du sieur de L'OLIVE (4) et DU PLESSIS (5), pourvus du gouver- nement de l'une des ces Isles, appelée Gardeloupe, ils furent cinq semaines en leur voyage (6), sans avoir fait rencontre d'aucun ennemi, bien que, pour en trouver l'occasion, ils allassent appliquer contre un ancien arbre au milieu de l'Isle de la Martinique à quarante lieues de la susdite, un grand écusson portant les armes de France, pour témoigner la possession qu'ils en prenaient au nom du Roy. Mais l'habitation étant plus commode en l'Isle de Garde- loupe qu'en celle-là, ils y continuèrent leur route et, y étant arrivés la veille de Saint Pierre de la même année (7), quatre Jacobins réformés y dirent la messe (8). Toutefois le lieu de cette côte se trouva tellement désert et inhabitable par la fréquence des montagnes et rochers qu'ils furent contraints deux jours après de s'avancer vers une autre partie de la même île, appelée la Bande du Nord, où ils demeurèrent huit mois à bâtir leur Fort et défricher le pays qui n'est, là et presque partout ailleurs, autre chose qu'un bois de haute fûtaie continuel au-dessous duquel est un taillis assez épais et, ce qui est de plus remarquable, tous les arbres sont fruitiers de diverses espèces qui portent fruit en toute saison, pour ce que le plus grand froid de leur hiver est moindre que le nôtre depuis mai jusques en juillet, et sont d'une si prodigieuse hauteur qu'il s'en trouve de plus de cent cinquante pieds de haut et tel que six hommes ne sauraient embrasser. Pendant ce séjour, le sieur de L'OLIVE employa tous ses soins à gagner l'affection des Sauvages de cette île, qui a nonante lieues de circuit, et sont distribués sous plusieurs chefs. L'un desquels, nommé YENNE, étant le premier venu reconnaître la contenance des nôtres, accom- pagné de vingt Sauvages, le sieur L'OLIVE lui fit entendre, en partie par gestes et par aucuns mots de leur langue dont il avait quelque connaissance, mais principa- lement par des présents qu'il lui fit montrer de loin, qui étaient du cristal, des miroirs, couteaux, serpes, peignes, sifflets, aiguilles, épingles et autres baga- telles, qu'on voulait vivre en paix et négocier avec eux. En suite de quoi, il employa la même rhétorique à leur persuader, par l'entremise des Religieux susdits, qu'il fallait quitter les malins esprits qu'ils adoraient pour servir le vrai Dieu et qu'ils seraient bien plus heureux sous le Roy Très Chrétien que sous la tyrannie de tant de divers chefs qui les laissaient esclaves des Espagnols. Ce capitaine goûta si bien ces raisons et eut ces présents si agréables que, ne sachant de quoi le recon- naître autrement sur l'heure, il envoya une partie de sa suite vers leur pirogue ou canot, qui est une espèce de barque, dans laquelle ils avaient mis leurs provisions des meilleurs fruits du pays, à savoir des patates, qui sont des racines en forme de raves plus savoureuses que nos truffes; des gouyanes (sic : goyaves), qui est un fruit du goût d'une pomme de reinette, ayant au dedans des grains pareils à ceux de grenade; des figues, d'un goût qui surpasse les nôtres et de la forme et grosseur de nos concombres; des bananes, autre espèce de figues qui sont presque semblables mais plus douces que les précédentes; et des ananas, qui est un fruit plus gros qu'un artichaut mais de la même forme, rempli d'un suc délicieux qui surpasse le muscat, avec lequel il a quelque rapport. De quoi ce sauvage fit présent à nos Français qui les traitèrent ensuite des rafraîchissements qui étaient restés en leurs vaisseaux, entre lesquels il ne se purent rassasier d'eau de vie tant qu'ils en demeurassent tous ivres. De laquelle bonne chère ils allèrent faire un tel récit à leurs compagnons qu'ils en ramenèrent beaucoup plus grand nombre huit jours après, car il leur fallut ce temps là pour se rendre en leurs quartiers et rassembler les leurs écartés en diverses habitations. Ce sont loges séparées en la forme de nos hameaux, qui sont petits pour ce qu'ils n'ont que faire de prendre aucun soin de leur bétail ni volailles, leurs bois en étant pleins où ils n'ont la peine que de les aller quérir, cette abondance provenant de la fertilité du pays et de ce qu'ils ne savent là ce que c'est de loups, renards et autres bêtes dévorantes qui en dépeuplent les autres pays, si vous en exceptez les seuls chiens sauvages, devenus tels parce qu'ils n'ont là que faire du soin des hommes pour vivre. Ces Sauvages retournés vers les nôtres, qui les reçurent comme la première fois, tout s'était bien porté et ne tendait qu'à une bonne paix et confirmation du négoce en ce pays ci, qui est du pétun ou tabac, du roucou ou couleur rouge servant aux peintres, des cotons et du bois vert servant à teindre en jaune, lorsqu'un de ces Sauvages, curieux de voir le magasin des armes, y aperçut deux croisillons chargés des armes desdits sieurs de L'OLIVE et DU PLESSIS (le dernier desquels était mort de fièvre continue quelques jours auparavant) (9), duquel aspect ce Sauvage prit telle épouvante qu'il s'en courut vers les siens, criant en son langage qu'il avait vu les diables de France, et ne voulut depuis se rapprocher du Fort. Qui plus est, il porta cet effroi si avant parmi les siens que cette nation, d'elle même inconstante et sans foi, n'attendit point d'autre occasion pour faire la guerre aux nôtres, commençant à se déclarer par les vols et pilleries qu'ils exercèrent sur les chasseurs et pêcheurs du dit sieur de L'OLIVE, emportant leurs lits de cotons et autre bagage, n'estimant pas qu'on pût avoir raison de cette infraction. Pour y parvenir, le gouverneur leur ayant fait savoir qu'à faute de restitution il leur

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