G.H.C. Numéro 57 : Février 1994 Page 983
Le pensionnat de Versailles
Il ne faut pas s'étonner si la Vénérable Mère JAVOUHEY,
à l'âme d'apôtre, aima de prime abord la Guadeloupe, sa
population sympathique, son sol et son climat. Elle eut
compassion de la jeunesse dont l'éducation et, plus
encore, l'instruction, laissaient à désirer et résolut de
lui envoyer des Soeurs, comme elle l'avait déjà fait pour
la Côte Occidentale de l'Afrique et pour la Guyane.
En 1822, M. LE DENTU (1), alors président du Conseil de
la ville de Basse-Terre, fait des démarches actives, des
sollicitations pressantes auprès du Gouverneur, le Comte
de LARDENOY, et obtint des Soeurs pour l'éducation des
jeunes filles de la colonie. Six religieuses, sous la
conduite de la Mère Julie JACOTOT, ouvrirent un pensionnat
à Basse-Terre. L'ouragan de 1825, dans lequel périt la
Supérieure (2), fit de l'immeuble un monceau de décombres.
Pendant six mois, le bon M. LE DENTU donna l'hospitalité
aux Soeurs. Le pensionnat fut transféré sur un morne au-
dessus de Basse-Terre, aux portes mêmes de la ville, dans
la propriété appelée "Petit-Versailles". Son exposition
bien aérée, au milieu d'une savane verdoyante, ses eaux
vives, sa vaste étendue, tout paraissait réunir les condi-
tions favorables pour la formation des jeunes filles.
Petit à petit, "Versailles" prit des proportions, de
l'importance et devint l'établissement de tout premier
ordre que nous voyons aujourd'hui.
La Vénérable Mère JAVOUHEY aimait cette "jolie maison".
Elle la visita à plusieurs reprises, elle dirigea elle-
même une partie des constructions. "Je suis dans l'admi-
ration de ce beau pays, écrivait-elle, et surtout de nos
chères filles et de leurs élèves; tout m'a paru bien et
même très bien." La sollicitude de la Vénérable Mère
s'étendait à toute la population. En 1840, la Pointe-à-
Pitre, la ville principale de l'île pour sa population et
son commerce, eut ses écoles; en 1841, Basse-Terre, le
chef-lieu de la colonie, ouvre une école communale à côté
du pensionnat; puis, la même année, Le Moule et Marie-
Galante; en 1842, l'île de Saint-Martin et celle voisine
de Saint-Barthélemy; en 1843, la Capesterre; en 1844,
Sainte-Anne et Port-Louis; en 1845, les Trois-Rivières; en
1846, le Petit-Bourg; en 1852, Saint-François, la Baie-
Mahault et l'Anse-Bertrand, les Saintes; toutes les
paroisses de quelque importance avaient leur école de
filles.
Les Frères de Ploërmel, de leur côté, ouvraient aussi
partout des écoles pour la formation des garçons, tandis
qu'à Basse-Terre les Pères du Saint-Esprit avaient un
collège pour les études secondaires. Ce fut l'âge d'or
pour la colonie. Bon vieux temps regretté des anciens et
des anciennes qui parlent de leurs maîtresses et de leurs
maîtres avec une vénération où se mêle une certaine mélan-
colie. Il ne leur en reste plus que le souvenir et la
suprême consolation de fleurir la tombe de ceux et de
celles qui se sont tant dévoués pour eux et de prier pour
le repos de leurs âmes. La loi de laïcisation de 1900 à
1906 ferma les couvents et les écoles et fit pleurer tous
les parents.
"Versailles" cependant a tenu, grâce à l'appui des
familles guadeloupéennes qui, d'un accord unanime, firent
connaître au Gouverneur de l'île, en termes formels, leur
désir de conserver les religieuses qui élevaient leurs
enfants depuis près d'un siècle, avec un saint et noble
dévouement. Les Soeurs de Pointe-à-Pitre conservent encore
leur externat, de même que celles du Camp-Jacob, du Moule
et de Grand-Bourg (Marie-Galante).
"Tout m'a paru bien et même très bien." Si Mère
JAVOUHEY revenait au monde, je suis sûr qu'elle porterait
sur ses dignes filles le même témoignage de félicitation
et d'encouragement. Les Soeurs de Saint-Joseph, en effet,
ont élevé bien haut, dans l'estime générale, le prestige
de leurs Maisons. Educatrices éminentes tant par le savoir
que par la vertu, elles savent faire de leurs jeunes
filles des femmes du monde accomplies et de vaillantes
chrétiennes, comme celle dont l'Ecriture nous trace
l'admirable portrait. Toute élève qui sort des écoles
supérieures de "Versailles" ou de la Pointe est capable de
tenir honorablement sa place dans le monde car elle est
dotée d'une instruction à la fois brillante et solide où
les arts qui contribuent au charme d'une jeune personne et
à l'agrément de la vie ont leur part. Aussi les meilleures
familles de l'île continuent à donner à ces excellentes
maîtresses leur confiance pleine et entière. Elle est
justifiée par les plus beaux succès aux examens du brevet
simple et du brevet supérieur à la fin de l'année.
(...) Depuis deux ans, "Vrsailles" a ouvert un noviciat
canonique, spécialement destiné aux vocations créoles. Ce
noviciat compte déjà cinq novices. (...)
(1) La famille LE DENTU, originaire du Havre, est repré-
sentée en Guadeloupe depuis le milieu du XVIIIe siècle. Il
est question ici de Jean-Alexandre, né à Basse-Terre en
1781, qui fut marchand, négociant, membre du comité
consultatif de Guadeloupe, président du conseil de ville
de Basse-Terre, conseiller colonial au Conseil privé,
chevalier de la Légion d'Honneur. Il était maire de
Baillif quand il mourut à Basse-Terre en 1841.
(2) Dans le même numéro figure la notice suivante sur la
Mère Julie JACOTOT :
"Mère Julie JACOTOT, à 28 ans, était à la tête de la jeune
Communauté de Basse-Terre. Trois ans d'existence et déjà
cette Maison était bien assise, les enfants y affluaient
comme les oiseaux volent au printemps... Puis un ouragan
effroyable éclate qui, en vingt secondes, commence la plus
effroyable destruction. Les Soeurs, toutes leur Christ
entre les mains, implorent la Miséricorde divine,
entourant leur Supérieure. La Maison s'effondre; on se
sauve au jardin au-devant de dangers inévitables mais
moins imminents peut-être. Calme, Mère Julie rapidement
organise l'exode et, comme de juste, quitte la dernière.
Un affreux tourbillon de vent, de tous côtés les tuiles
voltigent; une partie de la toiture tombe et atteint la
Mère Supérieure à la tempe. Un flot de sang s'en échappe;
elle sent coupée la trame de sa vie. Très sereine, elle
dit simplement à la seule de ses filles que l'ouragan
n'avait pas entraînée au loin : "Je n'aurai peut-être
point le bonheur de revoir mes Soeurs, embrassez-les pour
moi. Envoyez à ma Chère Mère Générale mon chapelet et mon
Christ. Pour moi, un Christ indulgencié"... Elle le prit,
avec une très grande ferveur, fit son acte de contrition
et commença les six Pater et Ave. Elle ne put les finir en
ce monde."