G.H.C. Numéro 56 : Janvier 1994 Page 969
VIVE LA MARIE-GALANTE INDÉPENDANTE !
Considérant que l'isle de Guadeloupe, ou plutôt son
Assemblée coloniale et son gouverneur, non contents
d'être dans un état de rébellion ouverte envers la Métro-
pole, cherchent encore par toutes sortes de moyens à nous
attirer dans l'abîme qu'ils creusent sous leurs pas,
Arrête que le pavillon national sera, ce jour, arboré au
Fort et que messieurs les officiers municipaux de l'isle
seront invités à veiller à ce que personne n'arbore aucun
signe proscrit par le décret de l'Assemblée Nationale du 4
juillet dernier et à dénoncer au pouvoir judiciaire ceux
qui contreviendraient au présent arrêté."
La Commission ne s'en tint pas là : trois commissaires
furent chargés de se rendre près du receveur particulier,
M. BOISSE, pour lui demander un état de la situation de la
caisse publique, en lui intimant défense de se dessaisir
des fonds. Dans sa délibération du 7 novembre, la
Commission pria une délégation, dirigée par le Procureur
syndic de Grand-Bourg, de se rendre chez le commandant
particulier. Ici se place une cérémonie d'un rituel inat-
tendu. Porteur d'un plateau d'argent recouvert d'une
étoffe, le Procureur syndic souleva celle-ci, sortit du
plateau une cocarde tricolore qu'il présenta au commandant
en ces termes : "Cette cocarde, adoptée par le Roi lui-
même durant la journée mémorable du 10 août, est devenue
l'emblème de reconnaissance, le signe de ralliement de
tous les Français. Les habitants de Marie-Galante ne
veulent point en reconnaître d'autre. Aussi ont-ils chargé
la députation qui s'énonce par mon organe de vous sommer
de la reprendre".
Le commandant déclina "l'invitation pressante" qui
lui était faite en invoquant les ordres du Gouverneur
d'ARROT, qui lui faisaient obligation de conserver le
pavillon blanc qui était celui de la Guadeloupe. Alors, le
Procureur syndic lui fit comprendre que, sa présence à
Marie-Galante étant jugée indésirable, il devait quitter
la colonie dans les vingt-quatre heures. Afin qu'il ne fût
pas molesté, une garde de cinquante citoyens lui fut
adjointe pour l'accompagner. Marie-Galante prenait ainsi
ses distances avec la Guadeloupe, restant fidèle à la
norme républicaine nouvellement née...
Blocus
La Commission prit une seconde décision, non seulement
d'une importance vitale, mais, comme dit Raphaël Bogat,
"elle ouvrait une nouvelle brèche aux principes sacro
saints de l'Exclusif en ouvrant ses portes aux
Américains". La Guadeloupe répondit par un embargo sur les
caboteurs qui devaient ravitailler Marie-Galante. Le chef
de la station navale de Fort-de-France, le commandant
Rivière, un légaliste, envoya une de ses frégates croiser
dans les eaux marie-galantaises. Cet embargo fut contourné
par les "balaous" (barques légères ayant la forme du
poisson du même nom, Hemiramphus), car Marie-Galante put
commercer avec les îles voisines.
A cent cinquante ans de distance, l'on peut dire que
deux circonstances exceptionnelles donnèrent naissance à
des comportements similaires. Aux Iles du Vent s'instaura
une partition entre "patriotes" et "aristocrates", de même
que durant la guerre de 1939 la société française se
divisa entre "Résistants" et "Collabos". En 1792, Marie-
Galante passa outre l'Exclusif, comme le fera la
Guadeloupe durant la même guerre de 1939-45 : affamée,
elle eut recours aux secours des Etats-Unis pour se
nourrir...
Abolitionnistes et patriotes
La troisième décision importante de la Commission des
Douze fut celle du 11 novembre, au cours de laquelle elle
déclara "affranchis et libres de fait les esclaves qui
avaient bien mérité de la Colonie en lui dénonçant une
insurrection qui était prête à éclater."
Marie-Galante devint aussi le berceau des patriotes
émigrés et déportés, car invitation fut faite à tous ceux
des "Iles rebelles" de s'y installer : l'un d'eux, M.
JOYEUX, septuagénaire de l'isle de la Martinique, fera
probablement souche à Marie-Galante, car c'est un garde
national du nom d'Amédée JOYEUX qui publiera l'acte d'abo-
lition de l'esclavage.
Les proscriptions cependant allaient bon train autant
que les exactions dans les îles avoisinantes. De leur
côté, les Douze cherchaient à nouer des relations avec les
représentants de la France, non sans difficultés, car les
événements de Saint-Domingue retenaient l'attention des
Commissaires civils et en dépit de la sollicitude du
citoyen LACROSSE qui admirait leur fidélité envers la
Mère-Patrie. La Commission lui exprima sa satisfaction et
l'invita à se rendre à Grand-Bourg, où sa présence
"réjouirait les bons citoyens, en imposerait aux méchants
(...) réchaufferait le zèle de quelques personnes bien
intentionnées, mais faciles à circonvenir, et porterait le
dernier coup à l'aristocratie". Ne pouvant y répondre,
LACROSSE délégua, muni de quelques munitions, en tant que
commandant militaire, le capitaine de KERMÉNÉ, patriote de
Sainte-Lucie.
La Commission des Douze, transformée en Chambre adminis-
trative, nous dit Raphaël Bogat, se conduisit en véritable
Comité de Salut-Public. Marie-Galante résista à l'invi-
tation de l'Assemblée coloniale qui tendait à lui rappeler
qu'elle dépendait toujours de sa Métropole (la
Guadeloupe). Le Gouverneur COLLOT n'eut pas davantage de
succès sur ce point. Marie-Galante maintint donc son indé-
pendance, son projet étant, toujours et encore, le respect
de la légalité républicaine, alors que les colons de
Saint-Domingue, de la Martinique et de la Guadeloupe
tendaient à contourner la loi du 4 avril 1792 qui avait
créé de "nouveaux citoyens".
Un arrêté fut pris le 19 décembre 1793, dont voici la
teneur des deux premiers considérants :
"Considérant qu'il ne doit exister, parmi les hommes
libres, et surtout parmi les Français, aucune différence
ou distinction qui ne soit émanée des talents et des
vertus,
Considérant qu'il est du devoir de l'Assemblée de s'appli-
quer, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, à
extirper jusque dans sa racine, le préjugé le plus injuste
et le plus nuisible à la société qui ait jamais existé
parmi les hommes..."