G.H.C. Numéro 55 : Décembre 1993 Page 924

De l'intérêt des procurations
Pierre Bardin

     Les Archives voulant être au diapason de leur époque, 
se mettent,  lentement,  à l'informatique.  Vaste chantier 
obéré  par une période d'austérité à laquelle se joint  un 
désintérêt  à  peu près total de nos élites  pour  ce  qui 
concerne "les vieux papiers" lesquels,  année après année, 
siècle  après  siècle,   constituent  l'histoire  sociale, 
culturelle,  économique,  artistique,  politique de  notre 
pays,  d'une valeur inestimable. Les conservateurs, gérant 
des budgets étriqués,  se posent la question primordiale : 
que  garder ?  étant entendu que ce verbe signifie "entrer 
sur  base  informatique".  Notons que le  premier  travail 
consiste à donner un nom à la base.  Ainsi nous aurons, au 
CARAN),  "Léonore",  doux  prénom féminin sous  lequel  se 
dissimule  le  fonds  de la Légion  d'Honneur,  ou  encore 
"Egérie"  qui n'est pas une muse mais l'État  général  des 
fonds,  ou "Prof",  désignant les "provisions d'office". A 
la Bibliothèque nationale,  les choses vont rapidement, en 
raison  de  l'avancement  des travaux de  la  Très  grande 
bibliothèque :  nous pouvons consulter les bases Sycomore, 
Opale ou Arno, bien conçues et faciles de maniement. 

  Dernièrement, un informaticien avançait l'hypothèse que, 
pour  le  Minutier  central,   point  n'était  besoin   de 
s'arrêter  sur  les "procurations".  S'il est vrai que  la 
plupart  sont en "brevet",  dont il reste seulement  trace 
sur le répertoire de l'étude notariale,  d'autres  donnent 
des  renseignements très complets sur la vie du  "donneur" 
et  il  serait  dommage pour le chercheur du futur  de  ne 
point  traiter,  même de façon  simplifiée,  ces  fameuses 
"procurations". En voici une preuve :

     Dans l'étude LIX,  à la date du 15 juillet  1790,  on 
trouve  :  "Procuration du sieur TAILLEVIS de PERRIGNY  au 
sieur  GODARD".  A priori,  rien de très  excitant,  sinon 
qu'un  TAILLEVIS est représentant du Sud de St-Domingue  à 
la Constituante,  mais, lorsqu'on lit cette procuration de 
trois pages,  on découvre qu'elle vient de Bruxelles où se 
trouve  Jean-Baptiste-Anne-Charlemagne,  un fils turbulent 
de  notre  député qui s'est déjà signalé par une  carrière 
assez agitée dans la Navale,  avec une propension à  avoir 
la tête près du bonnet,  qu'il portera phrygien (1). 

  "Cejourd'hui  quinze juin mil sept cent quatre vingt dix 
(...) est comparu le sieur  Jean-Baptiste-Anne-Charlemagne 
de  TAILLEVIS  de PERRIGNY,  demeurant  actuellement  dans 
cette  ville de Bruxelles rue de l'Hôpital paroisse de  la 
Chapelle,  natif de Léogane,  isle et côte St-Domingue, le 
20  mars 1762 (...),  fils aîné (...) de Messire  Charles-
Léon  de TAILLEVIS seigneur de PERRIGNY et autres lieux et 
de Dame Anne-Marie-Madeleine de LATUSTE,  résidant actuel- 
lement  en  leur hôtel à Paris rue Ste-Anne  paroisse  St-
Roch". Il donne procuration à "Mr GODARD, résidant à Paris 
rue  des Petits-Augustins n° 2" et résilie la  procuration 
antérieure à Me DESRUELLES,  notaire à Paris,  dont il n'a 
aucune nouvelle. Il charge le dit GODARD :
1°) d'aller à l'hôtel de ses père et mère "pour les sommer 
dans  les termes les plus soumis et les  plus  respectueux 
d'accorder   leur  consentement  au  mariage  qu'il   veut 
contracter  avec  Marie-Catherine-Joseph VAN  REGEMMETTRE, 
native  de Wavre au pays wallon  des  Pays-Bas,  troisième 
fille  en  légitime noeud de Pierre VAN REGEMMETTRE et  de 
Marie-Joseph-Thérèse de VANN (...), résidante chez eux rue 
de l'Hôpital paroisse La Chapelle à Bruxelles."
2°) "de  se  transporter chez le sieur curé de  St-Roch  à 
Paris à l'effet de lui demander sur-le-champ sa lettre  de 
liberté  et,  s'il  ne faisait pas dans  les  vingt-quatre 
heures  les  demandes et injonctions nécessaires,  de  l'y 
forcer  légalement et juridiquement et,  si le  dit  curé, 
pour allonger l'affaire comme il le fait depuis le 30 mars 
dernier,  voulait  publier et proclamer trois bans suivant 
l'esprit  du concile de Trente,  de s'y opposer à  certain 
point mais de le laisser agir cependant si cette formalité 
était   nécessaire  (...).   Le  dit   comparant   supplie 
instamment   le sr.  GODARD de veiller ce curé qui  paraît 
vouloir  sous  tous  les prétextes  possibles  refuser  le 
ministère  sacré de son emploi au mariage du dit comparant 
qui  aurait envie et besoin que cette oeuvre  fût  bientôt 
terminée."
3°) "de visiter en son nom le comte de LA LUZERNE ministre 
de  la Marine (à qui il a écrit deux fois)  pour  réclamer 
2.266   livres  13  deniers  résultant  de  dix-sept  mois 
d'appointements  dus au dit comparant suivant son mémoire; 
le  chargeant  en outre de savoir du dit ministre  s'il  a 
reçu  ou  non  la démission que le  dit  comparant  lui  a 
adressée  le 24 mai et la raison pour laquelle il ne lui a 
pas  fait  l'honneur  de lui  répondre;  demander  au  dit 
ministre quel sort ou pension il accordera en retraite  au 
dit comparant,  autorisant le dit sr.  GODARD à surveiller 
le  dit de LA LUZERNE et à le faire se conformer au  tarif 
que  l'Assemblée nationale de France établirait ou  aurait 
déjà établi pour les retraites des officiers de Marine."
4°) "de  proposer  l'arbitrage de Mr  de  BENEZECH,  agent 
général du bureau de la correspondance nationale et étran- 
gère,  et le comte Théodat de PERRIGNY,  chevalier de  St-
Louis,  frère du dit comparant,  conjointement avec lui sr 
GODARD,  pour,  entre eux trois, déterminer Mr le comte de 
PERRIGNY  et  Madame  son  épouse,  père et  mère  du  dit 
comparant,  à lui faire une dotation légitime et  honnête, 
proportionnée  à  la fortune des dits père et mère et  aux 
avantages  qu'ils ont accordé pour contrat de mariage à la 
comtesse de MENOU soeur du dit comparant."
     "Le  dit  comparant  désire  autrement  que  la  voie 
amiable  réussisse par l'arbitrage mais,  dans le cas d'un 
refus formel de la part de ses dits père et  mère,  charge 
le  dit  sr  GODARD de faire les démarches  et  procédures 
nécessaires pour les y contraindre au terme de la loi."

ET/LIX/359  Me  Bouillat,  15 juillet 1790 :  acte  de  Me 
Vanbÿnde, notaire au conseil souverain de Brabant résidant 
à Bruxelles, le 15 juin 1790

     On  en  conviendra,   ce  que  nous  venons  de  lire 
constitue pour l'historien, le curieux, autre chose qu'une 
simple   procuration.   Quant   aux  exigences   fermement 
formulées,  je ne sais si elles aboutirent toutes mais  il 
faut se souvenir qu'un an après,  le 19 juillet 1791, Jean 
Baptiste  Anne Charlemagne se mariait à Strasbourg non pas 
avec  la demoiselle citée plus haut mais  avec  Marguerite 
Barbe DUPONT (2). 

(1) Michel  de  Gouberville "Composition  sociologique  et 
géographique  d'une  ascendance  au temps du  Roy  Soleil" 
(voir GHC p. 338).
(2) Pierre Baudrier GHC n° 28, juin 1991, p. 339.





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