G.H.C. Numéro 49 : Mai 1993 Page 791
Magnifique trouvaille sur PRIVAT d'ANGLEMONT
Procédant à une étude socio-biographique d'Alexandre
PRIVAT d'ANGLEMONT, au cours de nos investigations nous ne
pouvions faire fi de Charles BAUDELAIRE, en tant qu'homme
et en tant qu'écrivain, puisqu'il fut l'ami d'Alexandre
PRIVAT d'ANGLEMONT. Jacques Crépet, à cet égard, écrit :
"Ceux-là, ce n'est pas l'occasion qui les avait apariés,
ayant tous deux le goût du vagabondage, le regret du "bon
vieux temps", l'amour des lettres, la curiosité des femmes
du Paris nocturne. Ensemble, ils déambulaient continuel-
lement; ensemble ils visitaient bureaux de rédaction,
cafés, bals publics et bouges".
Ajouterons-nous, pour achever ce court portrait socio-
littéraire de l'homme, que c'est Alexandre PRIVAT
d'ANGLEMONT qui présentera Théodore de BANVILLE à Charles
BAUDELAIRE dans les jardins du Luxembourg (7). Cette
triple amitié engendra, semble-t-il, de bien subtiles
complicités.
Aussi - nous abordons ici la seconde partie de notre
essai - la célèbre nouvelle de Charles BAUDELAIRE, "La
Fanfarlo", ne manqua pas de retenir notre attention.
D'abord refusée par la "Revue de Paris", elle devait
paraître, en janvier 1847, dans le "Bulletin de la Société
des Gens de Lettres", par les bons soins de Charles
ASSELINEAU, ami de BAUDELAIRE. Jusqu'à ce jour, elle est
donnée pour une oeuvre autobiographique dont le héros
serait Charles BAUDELAIRE lui-même. L'un de ses récents
commentateurs écrit : "Nouvelle à fort contenu autobiogra-
phique, "La Fanfarlo" propose l'histoire de Samuel Cramer,
autoportrait ironique de Baudelaire" (8).
Mais en dépit de commentaires et gloses, un lecteur, dès
le premier paragraphe de "La Fanfarlo" découvre chez
Samuel Cramer beaucoup de traits physiques et moraux que
l'on aurait pu prêter à Alexandre PRIVAT d'ANGLEMONT. Ce
d'autant, quand il sait que l'amitié ancienne et réelle
des deux hommes (Charles BAUDELAIRE et Alexandre PRIVAT
d'ANGLEMONT) - en dépit de ce qu'elle est mystérieusement
devenue par la suite -, datait de l'heureux temps où ils
avaient travaillé de concert aux "Mystères galans des
théâtres de Paris" (1844) (9).
Citons l'introduction de "La Fanfarlo" : "Samuel Cramer,
qui signa autrefois du nom de Manuela de Monteverde
quelques folies romantiques dans le bon temps du
Romantisme, est le produit contradictoire d'un blême
Allemand et d'une brune Chilienne" (p. 39 Garnier-
Flammarion)... ou encore : "Fort honnête homme de
naissance, et quelque peu gredin par passe-temps, comédien
par tempérament, il jouait pour lui-même à huis-clos
d'incomparables tragédies ou, pour mieux dire, tragi-
comédies" (p. 40 G/F). Ensuite, "La paresse maternelle, la
fainéantise créole qui coulait dans ses veines
l'empêchaient de souffrir du désordre de sa chambre, de
son linge et de ses cheveux encrassés et emmêlés à
l'excès" (p. 41-42 G/F).
Voilà une fiche signalétique parentale qui fait irrésis-
tiblement penser à Alexandre PRIVAT d'ANGLEMONT : simple
intuition de lecteur. Dans le même ordre d'idées, voici
deux notations : "Il eût vendu ses chemises pour un homme
qu'il connaissait à peine et qu'à l'inspection du front et
de la main il avait institué hier son ami intime" (p. 41
G/F). Ou bien : "Comme il avait été dévot avec fureur, il
était athée avec passion" (p. 41, id.). Quand on connaît
la vie d'Alexandre PRIVAT d'ANGLEMONT, c'est un ensemble
de traits qui peuvent être rapportés à sa personne. Celui
qui était communément nommé PRIVAT par tous était d'une
bonté et d'une générosité proverbiales, attestées par ses
mémorialistes. Pour ce qui est de Charles BAUDELAIRE,
c'était loin d'être le cas !
Cette assertion est fondée sur l'opinion d'un contem-
porain, Jules LEVALLOIS. Evoquant le sonnet "A Madame du
Barry" qui était contesté à PRIVAT au bénéfice du poète,
il écrit : "... Baudelaire n'était pas assez généreux pour
faire de si beaux cadeaux" (10).
Dans le domaine du culte, il fut voltairien par excel-
lence : jusqu'à son lit de mort il refusa les derniers
sacrements. Voilà bien des matières à supputations !
Tout cela était cependant indices bien faibles pour
conforter notre intuition vagabonde. Et voilà qu'un
élément nouveau (11) fit irruption dans le processus de
notre réflexion : l'exhumation d'un ensemble de documents
dont la majeure partie, sous forme de correspondances,
représente 25 suppliques d'Alexandre PRIVAT d'ANGLEMONT
aux Grands du jour pour lui venir en aide. Pour ce faire,
il décline au fil de la plume quelques titres de sa
production littéraire et journalistique, dont un roman,
"La Grande Coquette". Il retient l'attention.
Ce n'est peut-être pas un roman, eu égard au nombre de
signes qui le composent, de même l'on peut dire de "La
Fanfarlo" qu'elle n'est pas une nouvelle, au sens strict
du mot, telle qu'on entend, en particulier en France,
cette catégorie littéraire. Lecture faite dudit roman,
nous n'avons pu nous empêcher de le rapprocher de la
(7) "Or, par un tiède et charmant soir d'été, plein de
joie, de parfum, de brises amies, où il faisait bon
respirer et se sentir vivre, je me promenais au Luxembourg
avec PRIVAT d'ANGLEMONT qui, me montrant à deux pas de
nous un jeune homme de vingt ans, beau comme un dieu, me
dit d'un ton gai, comme heureux de rencontrer un camarade:
- Tiens, voilà Baudelaire !
- Quoi ? fis-je, est-ce donc un parent de ce Monsieur
Baudelaire dont la belle Jeanne parle si souvent ?
- Mais, dit PRIVAT en éclatant de rire, c'est lui-même !
In : Théodore de BANVILLE, "Mes souvenirs", p. 76, Paris,
1882, G. Charpentier Editeur ; Bibliothèque Nationale réf.
8° L9 n173.
(8) In : BAUDELAIRE, Ch., "Le spleen de Paris", Intro-
duction, p. 9, par David Scott et Barbara Wright, Paris,
1987, G.F.-Flammarion, Poche no. 478.
(9) "Castor Baudelaire et Pollux d'Anglemont collabo-
rèrent ensemble, en 1844, à un petit livre passablement
scandaleux : "Les mystères galans des théâtres de Paris".
In : "Paris-bohème, Alexandre Privat d'Anglemont", par
Jean-Léo, revue "Synthèses", p. 9.
(10) In : "Mémoires d'un critique", pp. 107-108.
(11) In : "Ministère de l'instruction publique", Archives
Nationales, Réf. F.17-3207 : Source Jean Ziégler, réper-
toriée dans le "Bulletin baudelairien", été 1976, tome 12,
torié dans le " Bulletin baudelairien ", été 1976, tome 12,
no. 1 ; Bibliothèque Nationale réf. 8° Z.40909.