G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 779
Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac
place et tous les colons périront plutôt que de se voir
confondus avec ces vilains monstres, ces enfants déna-
turés. Voilà à quoi ils paraissent bien déterminés, au
moins tous ceux de la partie du Nord...
La politique ruinera Saint-Domingue et la France
Je crains bien néanmoins que l'opiniâtreté de
l'Assemblée Nationale pour l'accomplissement de son maudit
décret ne fasse perdre à la France la plus belle, la plus
riche colonie de l'univers. Les Anglais ne demanderaient
pas mieux et l'on est si mécontent ici de la mère-patrie
qu'il ne tient presqu'à rien qu'on ne se livre pour
toujours à une nation, sa rivale et son ennemie.
La France peut encore prévenir le plus grand des
malheurs, mais il n'y a pas de temps à perdre; elle est
ruinée, elle est perdue si elle s'amuse à délibérer sur un
objet aussi important. Il faut ici le secours le plus
prompt. Des enfants qui lui doivent être chers arrosent de
leur sang, à deux mille lieues de son sein, une terre
fertilisée par leur industrie. Les abandonnerait-elle dans
une crise aussi malheureuse ? La France peut-elle oublier
qu'elle doit à cette colonie toute sa splendeur ? Ah! si
en la sacrifiant à des principes plus destructeurs
qu'humains (cela rappelle ce mot barbare d'un membre de
l'Assemblée Nationale "qu'il valait mieux sacrifier les
colonies que d'abandonner un principe"), elle ne faisait
la perte que des seuls colons... Mais de combien de
familles qui sont dans son sein n'entraînerait-elle pas la
ruine ? Que deviendrait son commerce maritime ?
Que ferait-elle de ses denrées superflues ? De quoi lui
serviraient ses belles manufactures ? Eh quoi, en laissant
détruire cette colonie, la France précipite au moins trois
millions de ses habitants dans la misère et le désespoir,
et elle ne se hâte pas, elle ne vole pas à son secours !
Perfides représentants d'une nation généreuse et loyale,
vous paierez quelque jour bien cher tout le mal que vous
lui faites... mais où m'emporte une trop juste
indignation ? Pardonnez, je croyais m'entretenir avec ces
vénérables sénateurs qui décident à leur gré du sort de ma
malheureuse patrie et j'oubliais que j'écrivais à ma
mère ! Pardon !
Il faut toujours être prêt à fuir
Je laisse là la politique et la morale et je suis à
vous tout entier. C'est assez vous parler de guerre et de
nos ennemis perfides. Je ne vous en ai que trop cassé la
tête, il suffit qu'avant de fermer cette lettre, je vous
apprenne l'heureuse fin de tout ce tintamarre... Mais
qu'est ce que j'entends ? Un coup de canon d'alarme... en
voilà un second... Ma mère recevez mes adieux... Je me
trouve isolé dans une habitation à trois lieues du Port de
Paix sur des hautes montagnes et environné de plusieurs
centaines de nègres. Heureusement mon cheval est au piquet
et mes armes sous la main... Sans doute quelque conspi-
ration éclate... On vient de tirer un troisième coup de
canon... le danger est pressant... adieu ma mère, parlez
quelquefois de moi à mes frères, à mon père, à tous ceux
qui nous aiment.
(à 7 h. et demi du soir le 26 septembre) je pars et s'il
ne m'arrive d'accident en route je suis sûr d'arriver en
ville en moins d'une heure, j'ai un des meilleurs chevaux
de notre compagnie de dragons...
Je suis arrivé sain et sauf au point de ralliement, il
s'agissait du plus grand danger et nous étions sur le bord
de l'abîme. Les nègres de notre montagne et de toute la
dépendance du Port de Paix, c'est à dire trente à quarante
mille nègres, avaient formé un complot affreux et ils
devaient l'exécuter le 27 septembre dans la nuit. Ils
voulaient débuter par égorger tous les blancs qui étaient
dispersés dans la campagne et former ensuite trois
pelotons pour arriver ensemble, par divers chemins au Port
de Paix afin de l'incendier et massacrer tout. Selon le
rapport de quelques uns dont nous nous sommes assurés sur-
le-champ, je devais être le sixième égorgé...
Conspiration d'esclaves découverte
Nous devons notre salut à un esclave commandeur à M.
Béranger habitant de cette montagne. Les coupables lui
ayant fait part de cette conjuration, il feignit
d'embrasser avec chaleur cet exécrable parti, et s'en
étant délivré par la promesse de les servir de toutes ses
forces, il se rendit aussitôt au Port de Paix et découvrit
secrètement à la municipalité assemblée cette trame
perfide. D'aprés la déclaration de ce bon nègre on tira au
Port de Paix trois coups de canon d'alarme, tous les
habitants se réunirent sous leurs drapeaux et l'on fit
prendre dans le moment presque tous les nègres premiers
moteurs de cette conspiration. Nous avons eu déjà le
plaisir d'en fusiller quelques uns. Il y en a encore un
grand nombre dans les prisons, mais notre cour prévôtale
ne peut pas les juger encore, il y a trop de confron-
tations à faire, il n'est pas de jour que nous n'enlevions
des nègres dans presque toutes les habitations. Nous
voudrions aller à la source du mal et malheureusement nous
avons manqué le seul esclave, dit-on, qui en a été le
premier prédicateur.
On a promis la liberté et une somme considérable aux
nègres qui le prendraient, il y en a plusieurs à ses
trousses. Une fois celui-là pris, on croit qu'il n'y aura
plus rien à redouter pour ce quartier parce que les autres
chefs sont morts ou dans les fers, ce qui a fait manquer
totalement le coup d'atout qu'ils voulaient nous faire.
Nous devons néanmoins être toujours sur nos gardes,
ces tètes sanglantes que nous semons de distance en
distance dans tous les chemins me semblent plus propres à
irriter les autres qu'à les contenir dans le devoir. Je
crains que l'esprit de vengeance ne s'empare fortement de
leur coeur barbare et qu'animés par la rage et le
désespoir ils ne se réunissent pour tout ravager et tout
détruire. Nous ferons périr peut-être dans ce quartier une
centaine de nègres, mais sur un nombre de trente mille au
moins qu'est-ce que la perte de cent ? N'en reste-t-il pas
encore assez pour nous faire du mal ? L'on ne peut
pourtant pas les faire tous périr ? L'on ne peut pas
ruiner mille habitants à la fois. Notre sûreté dépend
aujourd'hui de notre surveillance; tant que nous serons en
activité et que nous ne quitterons pas les armes, les