G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 774
Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac
Cette lettre adressée par Louis de Calbiac à sa mère
se trouve dans les archives Pasquet-Pol du Rival et relate
des événements survenus de septembre 1791 à janvier 1792.
Marcel Favre nous avait déjà communiqué une autre
lettre de la même personne que nous avions publiée dans le
numéro 27 de mai 1991, précédée d'une courte notice
biographique. Cette autre lettre lui a été signalée par
Madame Couturier de Fialdès qui a publié un article très
intéressant dans la Revue de l'Agenais de juillet-
septembre 1992, pages 243 à 257, mais sans donner le texte
intégral. Or la qualité du style, les opinions professées
et les événements décrits et analysés méritent, à notre
avis, une telle publication. C'est un document dur,
relatant au jour le jour des faits horribles dans les deux
camps et écrit en pleine révolte par un homme dans la
force de l'âge, puisqu'il a 27 ans, mais bien seul.
Nous n'avons pas voulu apporter d'interprétation à ce
document car il se suffit à lui-même. Les notes et la
bibliographie données par Marcel Favre suffiront à
éclairer le lecteur sur les événements et les personnages.
Nous nous sommes contentés de quelques modifications
mineures quant à l'orthographe, à la ponctuation et à la
création de paragraphes et d'inter titres. Les passages
entre parenthèses étaient en marge.
Madame Calbiac
à Castillonès
Ma chère mère,
Que sont devenues toutes les promesses que ma famille
m'avait faites de m'écrire au moins quelquefois ? Depuis
un an (1) je n'ai rien reçu d'elle et il ne part guère de
navires du Cap pour Bordeaux sans être chargé de quelques
lettres (2) pour mes parents; il y a bien de la cruauté de
leur part à m'oublier aussi longtemps. Et vous aussi, ma
mère, vous ne vous ressouvenez donc plus de moi ? Votre
amitié se serait-elle refroidie en raison de la distance
qui nous sépare ? J'avais lieu de penser au contraire que,
ne pouvant plus me donner vos tendres soins, votre bon
coeur s'attendrirait davantage sur mon sort; aurais-je eu
une opinion trop avantageuse de votre sensibilité ? Non
cela n'est pas possible; je suis toujours aimé de ma
mère et je ne tarderai pas à en être convaincu de la
manière la plus satisfaisante. C'est le premier, le plus
ardent de mes voeux. Ma famille est pour moi le bien
suprême, et quand je suis sûr de vivre dans son souvenir,
je ne puis pas être plus content, voilà mon paradis et mes
dieux. Ici je me trouve dans un enfer habité par des
démons peut-être plus méchants et plus à craindre que ceux
dont nos prédicants nous peignent d'imagination dans leur
morale trop outrée, toujours armés de fouets enflammés et
de griffes horribles etc. N'allez pas, ma mère, crier à
l'impiété: mes preuves vont vous faire frémir et vous
convaincre avec trop de vérité de la force de ma compa-
raison.
Saint Domingue est en guerre
En venant à Saint Domingue, je ne croyais pas partir
pour la guerre, mais m'y voilà engagé beaucoup plus que
nos Enguiens (3) et nos Touraines (4): soixante mille
esclaves, la torche à la main viennent d'incendier la
plaine du Cap (5) et tous ses environs; plus de deux cents
sucreries, mille caféières au moins ont été dévorées par
les flammes et beaucoup de blancs qui se sont trouvés dans
ses riches habitations ont été égorgés ou mutilés de la
manière la plus épouvantable : on en a vu pendus par les
pieds, exposés à l'ardeur d'un soleil brûlant, avec des
cannes (6) plantées dans le ventre, les monstres dansaient
autour de leurs victimes et achevaient de les faire mourir
en les frappant de coups de fouets en cadence; d'autres
ont été hachés à menus morceaux et mêlés ensuite dans des
calaloux (7), leurs mets de prédilection; quelques-uns ont
été serrés entre deux planches et sciés tout vivants comme
une pièce de bois; plusieurs ont été rôtis comme des
cochons de lait etc. Il n'est pas d'horreurs, de cruautés
que ces scélérats n'aient commis, leurs généraux surtout,
Candide, Boukmann, Jeannot, Adonis, Jean-François, Paul
etc. ont surpassé en barbarie les monstres réunis de tous
les siècles.
Début de la Révolte au Cap
Les bourreaux arborèrent l'étendard de la révolte le
22 août au soir. Le Cap était alors dans la plus grande
sécurité. Le 23 au matin, on voit arriver dans le plus
grand désordre un habitant de la plaine : "aux armes,
s'écrit-il en entrant dans la ville, aux armes citoyens,
on égorge nos frères et l'on brûle nos propriétés; tous
les esclaves de la plaine s'avancent la flamme et le fer à
la main". Il articulait ses paroles en courant à toute
bride les rues du Cap; il était fait comme un diable.
D'abord tout le monde le prit pour un fou, son cheval
était sans selle et lui-même sans chapeau, sans souliers
et le sabre à la main. Cependant on se précipite sur ses
pas, on le joint à la municipalité, on l'entoure et chacun
lui fait une question différente; il répond à tous : "tout
est incendié, tous les blancs sont massacrés dans la
plaine; deux minutes plus tard, j'aurais été moi-même la
victime de la fureur barbare de ces monstres altérés de
notre sang; méfions-nous surtout des mulâtres (il ne se
trompait pas), ajoute-t-il, ce sont eux, n'en doutez pas
qui soulèvent nos esclaves; j'en ai vu parmi eux et ce que
vous ne voudrez pas croire peut-être, j'y ai vu même des
(1) Louis est donc à Saint Domingue depuis 1789/1790.
(2) Nous n'en avons que deux dont une seule, celle-ci,
pour 1791/1792.
(3) Enghien, régiment où servent ses frères Martial,
Bernard et Romain.
(4) Touraine, régiment où sert son frère Guillaume.
(5) Il s'agit du soulèvement qui se déclenche dans le Nord
dans la nuit du 21 au 22 août 1791.
(6) Canne à sucre.
(7) Calalou : sorte de ragoût antillais à base d'herbes
locales et de crabe ou de cochon salé.