G.H.C. Numéro 46 : Février 1993 Page 730

"Le choc des cultures"
ou "A chacun ses valeurs bourgeoises"

Rolande Hlacia

     Quand je vois la sécheresse exsangue des états civils 
de nos ancêtres, je me dis que c'est la discrétion des uns 
et  des  autres qui en est responsable au  fil  des  géné- 
rations.  Que ne donnerions-nous pas pour une anecdote, un 
portrait,  la  description d'un caractère ou d'une person- 
nalité,  entre la naissance,  la procréation et la mort au 
XVIIIe ou au XIXe siècle, sans recourir à l'imaginaire ! 
     Voici  donc  le deuxième volet de l'article  sur  mon 
grand-père  Félix  POULLET dont la première partie  a  été 
publiée dans le numéro 35 de GHC, il y a un an.

  L'histoire commence à la fin du siècle dernier quand une 
petite auvergnate blonde et jolie, pratiquement illettrée, 
monte  à Paris pour se placer comme domestique (mais  non, 
cher  lecteur,  ne t'attends pas à voir développer ici  le 
thème  éculé de la servante-séduite-et-abandonnée  car  la 
réalité  sait faire preuve d'imagination!).  Marie  CHAPPE 
n'a  pas vingt ans mais possède une tête solidement vissée 
sur  les  épaules  à faire pâlir  d'envie  n'importe  quel 
bourgeois  peut-être tenté de la séduire.  C'est elle  qui 
tient son monde à distance respectueuse de son impression- 
nante personnalité, laquelle n'incite pas précisément à la 
gaudriole. En quelques années,Marie apprendra sur le tas : 
les arts ménagers au grand complet et à la perfection,  la 
gestion du budget et le respect du travail bien fait et de 
l'économie, la méfiance envers ses semblables, la pratique 
d'une ironie mordante,  sans oublier une dureté de  façade 
rarement surprise hors de ses gardes. Cette "perle" aurait 
pu  faire  un  beau mariage "au-dessus de  sa  condition", 
comme on disait alors.  Elle préféra épouser "un pays" qui 
fit fortune,  en partie grâce à elle,  poussant,  avec son 
aide,  une  charrette  de vieux métaux dans  les  rues  de 
Paris. Marie, devenue BAPTISTAL, trouva le temps de mettre 
au  monde  trois filles,  Marcelle,  Yvonne  et  Georgette 
qu'elle éleva à la baguette et sans aménité particulière.
     L'aînée épousa à dix-huit ans un soldat qui mourut  à 
la guerre,  refusa de se remarier avec un beau-père éploré 
et  rencontra  par hasard mon grand-père,  Félix  POULLET. 
Accompagnée  d'une cousine  auvergnate,  Marcelle  s'était 
rendue au "Wepler", brasserie célèbre,haut lieu des Années 
folles,  où  ces deux jeunes femmes à l'air provincial  et 
insolite  avaient  attiré l'attention de  mon  grand-père, 
vieil  habitué des lieux.  Celui-ci avait raccompagné chez 
elles, de façon fort chevaleresque,ces deux petites brebis 
égarées  dont  l'allure était déplacée.  La  rencontre  se 
termina par un mariage avec Marcelle,  que Marie BAPTISTAL 
n'approuva jamais;  le charme créole, si peu auvergnat, de 
Félix  POULLET  était inopérant sur sa  redoutable  belle-
maman.  Il  est  vrai  que l'on menait  joyeuse  vie  dans 
l'appartement familial de la rue Clairaut.  On fréquentait 
beaucoup  les champs de course,  on buvait  du  punch,  on 
dansait la biguine,  qui faisait rage à l'époque, et aussi 
toutes  les autres danses car les POULLET,  père et  fils, 
excellaient  dans  cet art comme Marie BAPTISTAL dans  les 
vertus ménagères et même la vertu tout court. 
     Marcelle,  qui s'était ennuyée ferme pendant toute sa 
jeunesse,  avait adopté sa nouvelle vie avec la  souplesse 
d'un caméléon,  tout en trouvant le temps de m'élever avec 
amour  et  dévouement.  Aussi généreuse que sa mère  était 
économe,  Marcelle  éprouvait parfois,  tout de  même,  la 
nostalgie d'une vie plus bourgeoise.  On achetait alors un 
mobilier  coûteux,  à crédit,  mais les traites  restaient 
souvent impayées. Un jour, il y eut une saisie d'huissier, 
peu  avant la visite de l'un de nos  cousins  métis,  haut 
fonctionnaire  dans un ministère.  L'appartement,  vidé de 
ses meubles,  était éclairé par des bougies car l'électri- 
cité  avait  été coupée.  L'inévitable bouteille  de  rhum 
trônait encore (sur une caisse).  (Mais non,  ami lecteur, 
ne t'attends pas à voir le cousin-fourmi fortuné voler  au 
secours du grand-père-cigale).  Félix POULLET,  à l'instar 
du don Juan de Molière,  savait faire preuve d'une aisance 
stupéfiante  dans  les situations embarrassantes  si  bien 
qu'il ne se sentait nullement obligé de fournir des expli- 
cations sur ce cadre inattendu,  à un cousin trop courtois 
et  discret  pour  songer à lui  en  demander.  La  soirée 
s'était  écoulée  fort  gaiement  et avait  fini  par  des 
chansons (créoles, bien sûr). Cette anecdote, assez signi- 
ficative, pourrait illustrer une analyse de l'évolution de 
la  société antillaise,  mais elle avait scandalisé  Marie 
BAPTISTAL  :  comment pouvait-on se divertir en de  telles 
circonstances  ?  Il  me  semble qu'il  faut  chercher  la 
réponse à cette question dans la stupéfaction  émerveillée 
qu'éprouvaient ceux qui avaient survécu,  par miracle, aux 
hécatombes  de  la première guerre mondiale;  la  fréquen- 
tation rapprochée et quasi quotidienne de la mort, pendant 
quatre  longues  années  laissait  aux  survivants,   dont 
faisait partie Félix POULLET,  valeureux officier, couvert 
de  décorations,  un  inépuisable  désir  de  profiter  de 
l'instant  (carpe  horam),   puisque  c'est  peut-être  le 
dernier.
     Au  fil des années,  Marie,  qui ignorait tout de  la 
pratique  de  l'épicurisme dans sa propre vie,  finit  par 
incarner l'image de la grand-mère traditionnelle aux  yeux 
des fils POULLET,  plus encore peut-être que la leur,  une 
créole élégante et fragile,  dépassée depuis longtemps par 
les  malheurs.  A force d'économies,  les époux  BAPTISTAL 
rachetèrent  la  propriété où le mari de Marie  avait  été 
berger  en  Auvergne.   A  la  fin  de  sa  vie,  celui-ci 
s'échappait dès potron-minet pour fuir le caractère diffi- 
cile de sa "superwoman";  il passait ainsi la journée à la 
chasse  ou à la pêche.  Il lui arrivait alors de  croiser, 
dans  les couloirs de la vaste maison endormie,  l'un  des 
fils POULLET,  de retour de quelque randonnée nocturne. Le 
vieux  monsieur échangeait alors avec eux le sourire  muet 
de la complicité masculine.
     Marie  mourut  bien  des  années  après,  d'un  arrêt 
cardiaque,  à quatre-vingt-neuf ans, sans avoir jamais été 
malade.  Sa seule rencontre, par procuration, avec la joie 
de  vivre,  la  fantaisie et la gaieté,  fut celle  de  la 
famille POULLET.

COMPLÉMENT

Famille POIRIÉ, Guadeloupe (p 55 et suivantes)
II.3  Marie Anne POIRIÉ x  /1758 Sieur Joseph DANEY,  dont 
elle  eut au moins Marie Catherine,  b Mont Carmel  29  10 
1761,   o  8,   p:Jacques  Poirié,  avocat;  m:Marie  Anne 
Gabrielle Turlet.
                 Yvain Jouveau du Breuil



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