G.H.C. Numéro 46 : Février 1993 Page 726
Villes et marchands antillais aux XVIIe
et XVIIIe siècles : le cas de la Guadeloupe (1)
Anne Pérotin-Dumon
Les échanges que l'Association permet, par le biais du
bulletin, entre historiens et généalogistes, me paraissent
très précieux. C'est dans cette perspective que je
voudrais situer les propos qui suivent, à la croisée de
nos démarches respectives de généalogistes et d'historiens
Il me semble que vous, généalogistes, partez d'une
réalité circonscrite à la naissance et à la descendance de
vos ancêtres, puis ce sont des vies entières que vous
exhumez et, enfin, vous vous interrogez sur la société à
laquelle ils ont appartenu. L'étude de M. Gaschignard sur
les BOUBÉE montre comment la recherche généalogique peut
aboutir à faire revivre une tranche de société.
En tant qu'historienne, j'ai été formée à la démarche
inverse. J'ai appris à connaître le tableau d'ensemble, à
identifier les ressorts qui animent des sociétés entières
sur des siècles, à mesurer la croissance d'une population
et sa composition. Peu à peu, je me suis rendu compte que
ce qui est intéressant, c'est de reconstituer de larges
mouvements de société tout en retrouvant, à l'intérieur,
l'identité de plus en plus de destinées individuelles.
Mes recherches actuelles sur les villes portuaires de
la Guadeloupe aux XVIIe et XVIIIe siècles vont être ici
l'occasion d'illustrer la démarche qui, partie de
l'histoire, m'a fait aller à la généalogie. Je vais parler
de deux aspects en particulier :
d'une part pourquoi, dans ces îles pour lesquelles on
parle de "société d'habitation", les villes sont quelque
chose de particulièrement important,
d'autre part comment les réussites ou mésaventures de
certains marchands et négociants connus nous permettent de
comprendre ce commerce colonial qu'on présente trop
souvent en termes abstraits de "cabotage", d'"interlope"
ou d'"exclusif". Ce second aspect nous retiendra un peu
plus longtemps.
Des villes moyennes
dans le monde atlantique du XVIIIe siècle
Pour ces sociétés qui se sont constituées longtemps
par un énorme apport extérieur, que ce soit la traite
d'esclaves africains ou l'immigration européenne, la
ville, le port, a été le premier choc, la première prise
de contact. A mesure qu'on s'avance dans le temps, la
ville-port a été le cadre de vie de plus en plus
d'Antillais. Mais surtout, dans ces conditions qui sont
celles d'une grande partie du monde atlantique, la ville
est un lieu où s'élabore la culture, où s'opèrent les
rapports entre les gens. Parler, comme on a pris l'habi-
tude de le faire, de "société de plantation" n'est pas
satisfaisant car cela entretient l'oubli de cette réalité
urbaine des Antilles à l'époque coloniale.
Pour redresser notre perspective, il faut commencer
par donner la mesure de ce qu'étaient les villes atlan-
tiques, en Europe et dans les Amériques, au XVIIIe siècle.
Ce que je vais faire à propos des villes de la Guadeloupe
coloniale, pourrait l'être tout aussi bien à propos
d'autres villes antillaises.
Prenons la dernière décennie de l'Ancien régime, pour
laquelle nous disposons de données plus sûres qu'aupa-
ravant : Basse-Terre et Pointe-à-Pitre sont alors des
agglomérations rassemblant chacune autour de 9.000
personnes, dont la moitié environ sont des urbains, dans
leur cadre de vie et de travail, et qui correspondent, en
importance, à Port-au-Prince et, en France, à des villes
comme Tarbes, Dreux, Saint-Denis.
Basse-Terre et Pointe-à-Pitre sont, dans le monde
européen et américain, des villes moyennes. Il faut en
effet se rappeler qu'en France, à la fin du XVIIIe siècle,
90 % des villes avaient entre 2.000 et 10.000 habitants.
Dans les Amériques, la grande métropole était Mexico.
Derrière venaient, avec 50.000 habitants chacune, Lima, au
Pérou, et La Havane, à Cuba. Cela vient rappeler l'impor-
tance des Antilles au sein des Amériques. Puis venaient,
sur le continent, Rio de Janeiro et Philadelphie; enfin
New York qui comptait 33.000 habitants en 1790. Saint-
Pierre de Martinique et Kingston, en Jamaïque, suivaient
de peu New York, avec 20 à 25.000 habitants. Avec 15.000
habitants, Le Cap, la première ville de Saint-Domingue
(aujourd'hui Haïti), était comparable à Bogota (Colombie)
et Boston (Massachusetts). Basse-Terre, Pointe-à-Pitre,
comme Port-au-Prince et San Juan, à Porto-Rico, se
situaient dans la fourchette des villes moyennes, entre 5
et 10.000 habitants.
Qu'il s'agisse des problèmes sanitaires et du bruit,
des spectacles de théâtre, des cafés et salles de billard,
des produits offerts par les artisanats de luxe (mode
vestimentaire ou parfumerie), les villes guadeloupéennes
sont là encore, comme je compte le montrer dans un livre
en préparation, des villes moyennes. Elles se caracté-
risent par des rapports sociaux différents de ceux de la
campagne. Et pour une raison essentielle : en ville, une
personne sur deux est libre; à la campagne, moins d'une
sur dix. Il y a ainsi beaucoup plus de côtoiement entre
libres et esclaves dans le cadre urbain, et aussi plus de
chances pour les esclaves d'accéder à la liberté.
Il faut bien comprendre enfin que les deux villes
étaient de population équivalente. Bien sûr, à la fin du
XVIIIe siècle, le port de Basse-Terre avait un trafic qui
devait être le quart ou le tiers de celui de Pointe-à-
Pitre mais, du point de vue de la population, ce n'était
pas le cas. Une des raisons était que Basse-Terre avait
été créée un siècle avant Pointe-à-Pitre et, les
historiens le savent bien, la population d'une ville ne
représente pas seulement les activités économiques contem-
poraines mais aussi un certain nombre d'accumulation,
l'addition de toute la population qui s'y est agglomérée
depuis sa fondation.
Les ports : des caboteurs contrebandiers aux négociants
En utilisant les dossiers personnels conservés dans
la série Colonies E (Archives nationales), je vais
maintenant brosser l'activité du port de Basse-Terre dans
la première moitié du XVIIIe siècle. Je voudrais à ce
propos remercier Bernadette Rossignol de m'avoir fait
profiter des notes qu'elle a prises dans cette série.