G.H.C. Numéro 38 : Mai 1992 Page 572
A propos des libres Leo Elisabeth
(voir GHC pages 415, 432 et 439)
Comme celle des noms, cette question semblant intéresser
des groupes de plus en plus larges de lecteurs, sans
prétendre faire une mise au point exhaustive, je tâcherai
de préciser quelques repères.
Tout d'abord, s'agissant d'une question qui évolue
pendant deux siècles, chaque acte doit être examiné en
tenant compte du lieu d'émission, de la date et de la
qualité de celui qui a signé, car un papier privé, ou même
notarié, n'a pas la même valeur qu'un acte administratif.
Ainsi, la publication dans la "Gazette officielle" (les
archivistes ne connaissent que le "Bulletin officiel") ne
se pratique à la Martinique que de juillet 1829 à la
proclamation de l'émancipation en 1848.
Pour partir d'un exemple, revenons à la demande de
Sylvain Poujol (p. 432), concernant un "acte confirmatif
de liberté, avec date et numéro, enregistré au greffe de
la préfecture, signé par le général Villaret, an XII".
Arrivé en 1802, l'amiral (et non le général) VILLARET de
JOYEUSE (pour certains, VILLARET-JOYEUSE), capitaine-
général de la Martinique et de Sainte-Lucie (titre alors
équivalent à celui de gouverneur), applique une politique
décidée à Paris, qui est particulièrement hostile aux gens
de couleur : maintien (ailleurs, rétablissement) de
l'esclavage et des lois discriminatoires à l'égard des
libres. Officiellement, pour limiter le nombre de ces
derniers, les représentants de l'Etat ne "confirment"
qu'exceptionnellement de nouvelles libertés. Les besoins
d'argent aidant, cette politique est assouplie en même
temps que l'administration se donne les moyens de
constituer un fichier concernant la "classe" des libres et
celle des "libres de fait".
Le 24 ventôse an XII (15 mars 1803), le capitaine-
général VILLARET et le préfet colonial BERTIN signent un
arrêté de vérification de liberté. Tous les gens de
couleur qui prétendent être libres doivent soumettre leurs
titres à la vérification. Ceux qui seront jugés en règle
seront "confirmés" gratuitement. Les autres sont menacés
de saisie ou d'expulsion. En tournant le principe, on
sélectionne ceux qui peuvent payer une forte taxe de
confirmation qui, au bout de deux ans, a rapporté 456.351
livres coloniales.
Il a fallu déposer ses titres. Après accord des auto-
rités, à des niveaux divers selon les cas, chaque personne
reconnue libre a reçu un numéro complété par une date.
Après paiement de la taxe, le dossier d'homologation est
enregistré au greffe, puis mentionné dans tout acte
public.
Ceux qui n'ont pas eu cette chance, restant administra-
tivement des esclaves, doivent (il y a toujours des
exceptions) payer la capitation de cette "classe", tout en
se retrouvant dans une catégorie non-reconnue juridi-
quement que l'on appelle déjà globalement "libres de
fait".
Le second acte (GHC p 432) concerne "une métisse
enregistrée libre au greffe de Saint-Pierre en 1782". A la
veille et au début de la Révolution, on aurait pu exiger
aussi la date d'acceptation de l'affranchissement par
l'administration. Celle-ci précédant le paiement de la
taxe et l'enregistrement au greffe, ceux qui s'en
contentent peuvent avoir des problèmes avec le curé, le
notaire, les juges, les collecteurs d'impôt, etc., et se
faire rattraper (ou leurs descendants) au moment d'une
vérification.
On trouve aussi des vérifications au Cap à St-Domingue
en 1758, un peu partout après la Guerre de Sept Ans, mais
la première recherche systématique est celle du gouverneur
de NOZIèRES et de l'intendant TASCHER, datée du 29
décembre 1774 pour la Martinique et du 6 mars 1775 pour la
Guadeloupe. Pendant les guerres de la Révolution, les
Britanniques ont eux aussi tiré profit de cette procédure.
Il se dégage ainsi l'idée que l'affranchissement est
contrôlé par les autorités. A l'origine, chacun affran-
chissait à sa guise, situation légalisée par l'édit de
mars 1685, appelé improprement "Code noir". Déjà, l'idée
d'un contrôle pour limiter le nombre de libres de couleur
avait été énoncée. Le 15 août 1711, le gouverneur général
PHéLYPEAUX, dont l'autorité s'étend alors jusqu'à St-
Domingue, prend la liberté de promulguer une ordonnance
soumettant tous les affranchissements à l'autorisation
préalable de l'administration. Une ordonnance locale ne
pouvant aller à l'encontre d'un édit royal, son cousin,
secrétaire d'Etat à la Marine et aux Colonies, met deux
ans à faire signer par Louis XIV l'ordonnance du 24
octobre 1713 qui reprend les termes de celle de 1711, en
interdisant toute rétroactivité et tout frais, ce dont les
dirigeants coloniaux ne tiendront pas compte.
A compter de 1711, nous voyons donc coexister deux
pratiques, l'une administrative, basée sur le contrôle et
la taxation des libertés, l'autre privée, puisque chacun
continue d'affranchir à sa guise. Les nouveaux libres non
confirmés deviennent des "soi-disant libres". Dans les
années précédant la Révolution, on les appelle parfois
déjà des "patronnés" car, pour éviter des tracasseries,
ils sont souvent contraints de se choisir un maître
fictif, un patron. On verra aussi apparaître les
expressions populaires de "libre de savane" (qualificatif
d'abord campagnard), de "corps-à-soi", ainsi que celle de
"liberté étrangère", plus rarement de "libre étranger",
car c'est la liberté qui est étrangère, rarement la
personne.
Ces libertés obtenues à l'étranger, plus libéralement et
à moindre frais que dans les colonies françaises, ne sont
pas forcément liées à un voyage accompli par l'intéressé.
Sanctionnées par une administration étrangère, elles
doivent l'être une seconde fois par l'administration
française et payer la taxe pour être vraiment valables. En
attendant, elles valent mieux qu'un acte privé ou notarié.
Avez-vous un exemple concernant un esclave évadé puis
revenu libre ? Pour moi, le résultat aurait plutôt été la
mort. Méfions-nous de la langue de bois de l'adminis-
tration et de la justice qui assimilent trop facilement
des libres de fait à des esclaves et peuvent les prétendre
marrons tout en les ménageant.
Ainsi, n'importe quel juge peut se permettre de demander
à un individu, même libre depuis deux ou trois géné-
rations, de présenter ses titres. Si ceux-ci ne sont pas
conformes, il lui demande : "Comment s'appelle votre