G.H.C. Numéro 37 : Avril 1992 Page 560
L'HERITAGE DE VENISE Sylvain Poujol
Lettre ouverte aux descendants de Jean Baptiste Raimond
MAUGéE dit Ernest
Ernest MAUGéE descendait par sa mère de Jean Baptiste
VARIN DOYER qui était lui-même fils de Jeanne Marthe
THIERRY, décédée au Gros-Morne en 1768. Cette dernière
avait pour bisaïeul François THIERRY, fils de Robert marié
à Jeanne FONTENEAU (voir tableaux d'ascendance à la fin de
l'article et page 444 de GHC).
Vous êtes donc de descendance directe de ce Robert
THIERRY, à travers 9 générations sur 3 siècles environ.
Maître ROCHERY, notaire à Trinité, a établi les
droits des héritiers de Robert THIERRY, de la Martinique,
à l'occasion d'une donation faite par Marguerite FOUCHé,
veuve de Jean François LESAGE du Gros-Morne. Petite-fille
de François THIERRY, elle descend donc de Robert THIERRY.
Dans cet acte de donation du 12 septembre 1784, il est
écrit que dame FOUCHé donne "tous les biens (...) qu'elle
peut avoir et prétendre en la succession de feu le sieur
Jean THIERRY de Venise (...) du chef du sieur Robert
THIERRY et de dame Jeanne FONTENEAU ses bisaïeuls, établis
en cette isle (...) ainsi que le tout y sera constaté sur
la filiation et arbre généalogique qui a été dressé par
Maître ROCHERY sur les actes baptistaires, mariage et
sépulture de la dite famille Jean THIERRY de Venise (...)
le 15 juillet dernier."
(cet acte du 15 juillet 1784 est manquant aux archives)
Qui était donc ce Jean THIERRY ? Voici ce que j'ai
appris : il était né à Chateau-Thierry en Champagne vers
1589, fils de François et de Françoise BRICOT dont il
était le sixième enfant (mais combien survécurent ?).
Considérant "qu'il n'avait pas de bien à attendre de sa
maison", il partit tenter fortune en Italie. Etant garçon
d'hôtellerie, il fut embauché par un riche marchand grec,
Athanase TIPALDI, qu'il seconda dans ses affaires.
Par testament du premier août 1636, fait à Corfou,
dépendant de Venise, Athanase TIPALDI, qui n'avait pas
d'enfant, laissa tous ses biens (écus, maisons, vaisseaux,
etc.) à Jean THIERRY.
Restant à Corfou, ses biens fructifièrent, essentiel-
lement par le négoce sur mer. Sur ses vieux jours, le 10
février 1654, il testa en faveur de ses neveux et nièces
et, à défaut, de ses cousins descendants de ses oncles :
Pierre (la branche de Bâle) et Claude (la branche de
Lorraine).
Voici quelques extraits de son testament :
"a comparu devant moi SANTODINA, notaire public de la
ville de Corfou et de tous les états de la Seigneurie de
Venise, le sieur Jean THIERY, diocésain de Reims,
marchand, fameux négociant par mer, lequel a déclaré
vouloir faire son testament en me signifiant à moi sa
dernière volonté, voulant se retirer à Venise et y vivre
et mourir dans sa maison (...) et, comme l'heure de notre
mort est aussi peu certaine que notre mort est certaine, à
cet effet, dès ce moment, il veut donner son âme à Dieu,
son corps à la terre et disposer de ses biens selon son
bon plaisir et conformément à sa conscience."
Il décrit ensuite sa famille et raconte sa vie et
rappelle le testament de son ancien "Maître et
bienfaiteur". Il ajoute :
"J'ai fait mon testament à Corfou pour ne donner aucun
soupçon et connaissance à personne de mes biens, richesses
et fortune, pour n'être point inquiété par mes parents
pendant le peu de vie qui me reste, parce que je veux la
passer à panser les pauvres malades par charité, ayant
appris plusieurs secrets dans le cours de mes négociations
par mer."
Il demande, pour le repos de son âme, six mille
messes: il laisse ses habits aux pauvres et charge ses
héritiers de donner deux mille écus à l'église de Chateau-
Thierry. Après différents dons à l'église Saint-Spiridion
de Corfou, aux hôpitaux de Venise et à son confesseur, il
laisse tout le reste de ses biens à ses véritables et
légitimes héritiers.
L'acte est signé Jean THIERY manupropia et le tout
scellé de l'image de Saint Marc.
Il mourut en 1676 et un inventaire de ses biens fut
délivré par l'exécuteur testamentaire : il possédait trois
maisons proches du palais du Doge à Venise, deux maisons à
Corfou et une ferme près de Padoue.
Sont aussi inventoriés un sac d'or en lingots (valant
trente et un millions de livres), 5 barils de poudre d'or,
2 boîtes de pierreries précieuses, des ducats vénitiens,
des louis d'or. Il possédait en outre 3 vaisseaux
marchands chargés d'une valeur de six millions de livres.
Du point de vue mobilier : 6 carrosses et calèches, 2
caisses d'argenterie, 6 cassettes de chandeliers d'argent,
de nombreux meubles dont 17 lits, 41 miroirs, 10 armoires
et commodes et 100 fauteuils ornés d'or et d'argent.
Si l'on ajoute 800.000 écus placés à la banque de la
monnaie de Venise, les loyers des maisons et les intérêts,
on arrive à la somme fabuleuse de 82.189.000 livres.
Que se passa-t-il ensuite ?
Le sénateur MORA, de Venise, gagnait aussitôt Paris
où il eut malheureusement affaire à trois commis des
finances qui ne pensèrent qu'à l'escroquer. Ces fonction-
naires, après avoir fait disparaître toutes traces de
François THIERRY et de Françoise BRICOT, parvinrent à se
faire remettre un brevet de Louis XIV qui, usant du droit
de déhérence, leur faisait don de la succession. Puis,
s'étant rendus à Venise, les trois escrocs acceptèrent une
transaction aux termes de laquelle une rente de 1.040.000
livres devait leur être versée chaque année, ce qui dura
de 1679 à 1688.
Entre temps, les THIERRY, s'étant réveillés,
dénonçaient au roi la machination et, par contumace,
obtenaient la condamnation des escrocs. Ils demandaient
ensuite à être envoyés en possession de l'héritage de leur
bon oncle Jean. Ce fut seulement en 1784 que le Conseil du
Roi retint les prétentions de trois groupes d'héritiers
et ce fut le Directoire qui passa aux actes. Par lettre
missive, il ordonna à Bonaparte qui, à la tête de son
armée, veanit d'entrer à Venise, de se saisir de la
succession THIERRY. Le général victorieux n'y manqua pas
et, le 18 prairial an V (6 juin 1797), il rendait compte
de l'exécution de cet ordre : "Tous les fonds de la
succession THIERRY sont entre nos mains, la République
française est en droit d'en disposer selon ses intérêts."