G.H.C. Bulletin 16 : Mai 1990 Page 133
TRISTE ANNIVERSAIRE : SAINT-PIERRE, 8 MAI 1902
Jacques Delmond
(Lettre adressée de St-Pierre de la Martinique le 3 mai, 5
jours avant l'éruption, par Mlle Rose Herminie Délice
DELMOND-BEBET à son frère Stanislas, médecin à Paris.)
Mon cher frère,
Je n'ai que le temps de t'écrire quelques mots, afin
de te rendre compte de l'événement qui met en émoi toute
la Martinique. Depuis une semaine la Montagne Pelée
fumait; déjà Le Prêcheur était couvert de cendres; on
avait ressenti plusieurs secousses de tremblement de
terre. Hier il y a été remarqué que, de blanche qu'elle
était, la fumée était devenue noire. Ce matin en se
réveillant on a trouvé la ville toute grise et blanche,
les toits couverts de cendre. Toutes les communes sont
dans le même état; la cendre, partout, comme ici, tombe
comme un brouillard; on ne se distingue pas à une certaine
distance; on respire difficilement tant cette poussière
alourdit l'air. Plusieurs détonations ont été entendues
dans la nuit, avec des éclairs comme la foudre et l'orage,
et depuis ce matin cette pluie de cendres continue; on en
boit, on en mange, on en respire, on en avale, il y en a
partout.
Aman et Constance (1) étaient au Morne-Rouge depuis
quelques jours. Nous devions monter ce soir avec Louis (2)
pour passer deux jours avec eux. Ils n'ont pu rester là-
haut et sont arrivés ce matin; il paraît qu'on ne distin-
gue pas bien au Morne-Rouge les fleurs et les feuilles des
arbres, la couche de cendres étant plus épaisse qu'ici.
Je ne pourrai guère te dire plus que cela. Mais on
n'est pas sans crainte ici. On a laissé fermés les maga-
sins et les écoles; les propriétaires du Prêcheur ne
peuvent rester dans cette commune; on dit même que le
Gouverneur va mettre la caserne à leur disposition. Espé-
rons que cela finira bientôt et que nous serons préservés
de tout danger.
On a un peu oublié les élections qui sont chaudes
ici. Au premier tour, dans le Nord, CLERC a eu 4.180 voix,
PERCIN 4.000 et quelques-unes et LAGROSILIèRE 700. CLéMENT
a eu 4.350 et DUQUESNAY 4.000 dans le Sud. On attend le 11
pour le résultat définitif. LAGROSILIèRE, socialiste,
s'est désisté en faveur de PERCIN, radical-socialiste. Il
est nécessaire que les deux cratères s'éteignent, le cra-
tère volcanique aussi bien que le cratère politique.
Nous t'embrassons et espérons avoir de meilleures
nouvelles à te donner le 10. Louis se rappelle à ton
souvenir.
Signé : Délice.
(1) sa soeur et son beau-frère, M. TRANQUILLIN, pharmacien
(2) son fiancé, Louis BLAISEMONT
M. J. Delmond nous précise que son grand-père Jacques
DELMOND-BEBET est mort dans la catastrophe de Saint-Pierre
avec son épouse et deux de ses filles (la signataire de la
lettre et sa soeur mariée, avec son enfant).
N.D.L.R. Nous venions de recevoir cette lettre émouvante
quand nous avons appris par "le Monde" du 27 février que
Saint-Pierre de la Martinique était devenue "ville d'art
et d'histoire" par convention signée le vendredi 23
février entre M. Louis Pierre-Charles, maire de Saint-
Pierre et M. Michel Colardelle, directeur de la Caisse des
Monuments Historiques, en présence du Ministre de la
Culture, M. Jack Lang.
La majorité de nos lecteurs connaît bien l'histoire
de cette ville et les faits évoqués dans la lettre ci-
dessus mais pour ceux dont les souvenirs historiques sont
vagues, nous citons ci-après quelques passages de l'arti-
cle d'Emmanuel de Roux,journaliste au Monde :
"La ville de Saint-Pierre de la Martinique est la plus
ancienne cité de l'île. C'est là qu'en 1635 aborda Pierre
BELAIN d'ESNAMBUC qui prit possession du pays au nom du
roi de France. Là que se développèrent les institutions
politiques, religieuses et culturelles de la Martinique.
(...) Mais on sait aussi que le 8 mai 1902 l'explosion de
la Montagne Pelée interrompit brutalement cette histoire.
Une nuée ardente de cendres mêlées de gaz s'abattit sur la
ville. En quelques minutes, celle-ci fut ensevelie et avec
elle ses 30.000 habitants. (...) Il fallut attendre 1923
pour que se réinstallent timidement de nouveaux habitants
sur le site ravagé et que l'administration centrale recon-
naisse à la commune le droit d'exister à nouveau. (...) La
ténacité de quelques-uns a poussé le ministère de la
culture à entamer quelques fouilles. Aujourd'hui on peut
voir les vestiges de la maison coloniale de santé avec ses
chaises métalliques où étaient liés les fous, et ceux du
bâtiment de génie militaire avec ses bassins et son pave-
ment de marbre. M. Colardelle a exploré les fonds de la
baie où repose, selon lui, une véritable anthologie de la
marine à voile : une trentaine de bateaux de toutes tail-
les coulés lors de la catastrophe avec leur chargement."
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